Les racines cartographiques de l’Empire britannique (XVIe-XVIIe)

Publié le 17 mai 2023

Si l’Empire britannique n’existait pas encore au tournant du XVIIe siècle, c’est pourtant à ce moment qu’une idéologie et un imaginaire proto-impériaux prennent véritablement forme. Intéressons-nous au rôle que joua la cartographie aux débuts de l’Empire.

par Louise McCarthy, chercheuse en littérature et cartographie [1]


De la cartographie médiévale à la cartographie moderne

S’éloignant progressivement des traditions cartographiques médiévales et de l’esprit chrétien de la majorité des mappae mundi, les cartes anglaises produites à l’ère moderne furent repensées à l’aune des nouveaux modèles épistémologiques de l’époque. Il s’agissait aussi de faire apparaître les connaissances récemment acquises à propos de terres lointaines. Ainsi, aux XVIe et XVIIe siècles, ces cartes remodelèrent et réorganisèrent l’« Ancien monde » tout en faisant place au « Nouveau monde ».

Cette restructuration donna lieu à une réorientation qui laissait vides de larges pans du monde ainsi ouverts à la spéculation. Ces spéculations ne furent pas seulement contemplatives, mais aussi hautement économiques. Malgré ces évolutions de fond et de forme, les cartes anglaises de l’Amérique du Nord à l’ère moderne reflétaient un désir de combler des espaces vides à la fois sur le papier et dans l’imaginaire du public. Quoique les adjectifs « neuves », « précises » et « vraies » leur aient été associés, les cartes anglaises des Indes Orientales et de la Virginie demeurèrent incomplètes.

Benjamin Tatton et Gabriel Wright, « Nova et rece terraum et regnorum Californae, nouae Hispaiae Mexicanae, et Peruviae, 1600 », gravure, 40 x 52 cm. « Nouvelle » carte anglaise « asbolument exacte » de l’Amérique du Nord où se trouvent les Appalaches « in quo aurum et argentum est » (où il y a de l’or et de l’argent).
Crédit : Library of Congress, Washington.

En outre, elles témoignent d’un goût tout médiéval pour le lointain merveilleux. La propension anglaise à fantasmer l’Asie et l’Amérique, que ce soit sous forme textuelle ou visuelle, semble avoir survécu au passage d’une cartographie en T-O à un modèle ptolémaïque et mercatorien. Les nouvelles cartes anglaises n’en revêtirent pas moins de nouvelles formes et furent adaptées aux expériences anglaises les plus récentes, à de nouveaux cadres épistémologiques et à des ambitions mondiales différentes.

Un esprit cartographique anglais à l’ère moderne ?

Les XVIe et XVIIe siècles représentent un moment singulier dans l’histoire de la cartographie anglaise. Quoique les cartes ne fussent pas nouvelles dans le paysage culturel anglais, c’est à la fin de la période Tudor et au début de l’ère jacobéenne qu’elles sont véritablement remarquées pour leur potentiel sur un plan à la fois pratique, politique et culturel. Les personnes de pouvoir ne furent par ailleurs pas les seules à se rendre compte de la puissance symbolique des cartes puisqu’un public plus large fut aussi confronté à un univers cartographique de moins en moins confiné aux cercles plus fermés de la cour [2].

C’est aussi à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle que les Anglais produisirent davantage de cartes de meilleure qualité, du moins d’après les critères de ceux qui conçurent et consommèrent ces cartes en Angleterre à cette époque [3]. Si les Néerlandais continuèrent de dominer la scène de la cartographie, un certain nombre d’auteurs anglais commencèrent à répandre l’idée que l’Angleterre aussi devrait prendre part au projet cartographique européen, en particulier lorsque les cartes représentaient les espaces contestés où se jouaient les rivalités des Néerlandais et des Anglais. Richard Hakluyt, fervent défenseur de l’expansionnisme anglais au tournant du XVIIe siècle, était l’un de ceux qui estimaient qu’il était devenu nécessaire pour les Anglais de donner corps et forme à leur propre récit d’expériences outre-Angleterre et d’exploiter le pouvoir des cartes.

Richard Hakluyt, « Principal Navigations », Londres, 1599 (E) B1 (1046). Carte du monde attribuée à Edward Wright et publiée dans certains exemplaires de cet ouvrage.
Crédit : Bodleian Libraries, Université d’Oxford.

Dans ce contexte, les terres lointaines furent l’objet d’une attention toute particulière et de la curiosité affutée de ceux qui avaient des intérêts directs par-delà les frontières anglaises. Parmi les personnes qui s’intéressèrent aux nouvelles pratiques cartographiques, on compte les marchands mais aussi les « aventuriers » impliqués dans le commerce extérieur naissant avec l’Asie et la colonisation en Amérique du Nord.

Cartographie, commerce et colonisation

En parallèle de ces développements en cartographie, l’Angleterre adopta un nouveau modèle institutionnel pour catalyser ses ambitions globales : la société par actions. Lorsque la Compagnie des Indes Orientales (fondée en 1600) et la Compagnie de la Virginie (1606) furent constituées au début du XVIIe siècle, il n’était déjà pas inhabituel d’avoir recours à la création d’une société par actions pour coordonner les échanges commerciaux à l’international.

La Compagnie de la Moscovie (créée en 1555) et la Compagnie du Levant (1592) avaient déjà servi de creuset pour le commerce extérieur de l’Angleterre qui cherchait à négocier des marchandises en Russie et au Moyen Orient. Pourtant, sous le règne de Jacques Ier (1603-1625), ces projets demeuraient largement expérimentaux et les desseins de leurs agents n’étaient pas toujours couronnés de succès. Curieusement, les Néerlandais devinrent rivaux des Anglais dans ce domaine également puisqu’eux aussi créèrent leur propre Compagnie des Indes Orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie) en 1602 et commencèrent à convoiter des marchés, ressources naturelles et territoires à l’étranger.

Parallèlement, les espoirs des Anglais en matière de commerce à l’est et de colonisation à l’ouest se heurtèrent à leur lot de scepticisme et de détracteurs. En effet, de profondes incertitudes caractérisaient et infléchissaient les interactions des Anglais en terres lointaines autant que leurs représentations de ces espaces. À ce titre, les images flatteuses de l’Asie et de l’Amérique du Nord renforçaient le discours des défenseurs du réseau impérial en devenir de l’Angleterre.

John Speed, « The kingdome of Persia with the cheif Citties and Habites described by Iohn Speede » dans A Prospect of the Most Famous Parts of the World, Londres, 1626. Les cartes comprises dans ce livre faisaient état des connaissances anglaises en matière de géographie mais mettaient aussi indirectement en avant des opportunités commerciales en montrant des marchandises (soie, perles, etc.) et en localisant des villes portuaires stratégiques.
Crédit : Bibliothèque Nationale de France.

Les cartes et la « littérature de propagande » (promotional literature)

De tels risques et investissements hasardeux rencontraient de la résistance (ou pire, de l’indifférence) en Angleterre. La volonté d’instaurer des échanges commerciaux avec les « Indes Orientales » et d’établir une colonie en Virginie ne faisait pas l’unanimité et les compagnies avaient encore à faire leurs preuves. Ainsi, des images visibles et mentales de ces espaces pouvaient servir d’invitation au voyage, mais aussi à l’investissement. Les compagnies commerciales à l’ère moderne ne firent pas seulement montre de voracité pour les informations que pouvaient contenir des documents cartographiques, mais elles cherchaient aussi à vendre une image flatteuse des espaces qu’elles convoitaient [4].

De fait, l’optimisme et la fragilité qui caractérisaient simultanément ces projets se manifestent de manière particulièrement évidente au sein du corpus de textes qui circule autour des compagnies en question et qui sont en général connus collectivement sous le nom de « littérature de propagande » (promotional literature) [5]. Dans ce corpus de textes liés aux efforts des compagnies cherchant à s’attirer les faveurs du public et un soutien financier, on trouve notamment des sermons, poèmes et pamphlets.

Dans cette catégorie, on peut aussi inclure un ensemble de productions littéraires plus indirectement « de propagande » (defs pièces de théâtre et masques de cour, par exemple) qui contribuèrent au renforcement de la visibilité culturelle et de la légitimité morale des compagnies. Il est par ailleurs important de prendre en compte les productions visuelles dans l’étude d’un tel corpus, en particulier celles d’une nature cartographique. En effet, les cartes conçues dans ce contexte s’avérèrent résolument rhétoriques et de ce fait, mobilisables par ceux qui promurent l’expansion anglaise par-delà les frontières des îles britanniques [6]. Ces cartes représentaient des espaces modelés par l’esprit commercial et colonial de deux compagnies phares du début du XVIIe siècle. À la fois partielles et partiales, aux formes infléchies par un désir de profits, les cartes à l’étude offrent un accès alternatif aux origines culturelles de l’empire.

John Smith et William Hole, « Virginia », Londres, 1624, gravure, 32 x 41 cm. Carte de la « Virginie » coloniale gravée par William Hole, réalisée par John Smith et publiée en 1612 dans le livre A Map of Virginia de John Smith.
Crédit : Library of Congress, Washington."

Distance critique et approches

Bien que les cartes aient besoin d’être lues avec une certaine distance (comme le rappellent fréquemment les cartographes et historiennes) de manière générale, cet ensemble particulier de cartes doit être étudié avec d’autant plus de précautions qu’elles sont sous-tendues par un besoin explicite de persuader. Les outils herméneutiques qu’offrent les cartographies critique et radicale, mais aussi les approches décoloniales, permettent de mieux comprendre le sous-texte et l’implicite de cartes qui doivent être replacées dans leur contexte de production proto-impérial.

William Baffin et Thomas Roe, « Map of the Mughal Empire », Londres, 1619. Carte de l’empire moghole gravée par William Baffin et réalisée par Thomas Roe, ambassadeur anglais à la cour moghole également au service de la Compagnie des Indes Orientales.
Crédit : British Library, Londres.

Quoique conçues et mises en circulation à un moment où les Anglais n’étaient en position de force ni en Amérique du Nord (où ils mouraient de faim) ni en Asie (où ils étaient soumis aux règles de puissances établies telles que les empires safavide et moghol), il est fructueux d’étudier les mécanismes impériaux déjà à l’œuvre dans ces premières représentations de lieux qui à plus ou moins longue échéance firent partie de l’empire britannique. Il est particulièrement pertinent de s’intéresser aux racines carto-commerciales de l’empire britannique dans la mesure où cela permet de mettre au jour les spécificités des ambitions mondiales d’une nation qui ne compta pas seulement sur ses armes à feu mais aussi (et peut-être plus significativement) sur un arsenal de papier pour mettre en route sa machine impériale [7].

Références

Akerman, James R. (éd.), The Imperial Map : Cartography and the Mastery of Empire, Chicago, University of Chicago Press, 2008.

Brock, Aske Laursen, van Meersbergen, Guido, and Smith, Edmond (eds.), Trading Companies and Travel Knowledge in the Early Modern World, Londres, Routledge, 2022.

Deng, Stephen et Sebek, Barbara, Global Traffic : Discourses and Practices of Trade in English Literature and Culture from 1550 to 1700, New York, Palgrave Macmillan, 2008.

Martin Dodge, Justin Gleeson et Rob Kitchin, « Unfolding Mapping Practices : a new epistemology for cartography » dans Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 38, n° 3 (2013), p. 480- 496.

Harley, John Brian, « Silences and Secrecy : The Hidden Agenda of Cartography in Early Modern Europe » dans Imago Mundi, vol. 40 (1988), p. 57-76.

Harvey, P. D. A., Maps in Tudor England, Londres, Public Record Office and the British Library, 1993.

McCarthy, Louise et Niayesh, Ladan, « Cartography as Propagandist Design : From Company Maps to Virginian Masques (1613-14) » dans XVII-XVIII, 78 (2021).

Ogborn, Miles, Indian Ink : Script and Print in the Making of the English East India Company, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

Smith, Edmond, Merchants : The Community That Shaped England’s Trade and Empire, 1550-1650, New Haven, Yale University Press, 2021.

Louise McCarthy


[1Louise McCarthy est doctorante à l’Université Paris Cité où elle enseigne et poursuit ses recherches sous la direction de Ladan Niayesh. Sa thèse porte sur la littérature et la cartographie dites « de propagande » produites par ou pour deux compagnies commerciales majeures de la période moderne, la Compagnie des Indes Orientales et la Compagnie de la Virginie.

[2Le poids culturel de la cartographie sous le règne des Tudors est notamment étudié dans le livre de P. D. A. Harvey intitule Maps in Tudor England, Londres, Public Record Office and the British Library, 1993.

[3J’utilise en français le pronom masculin pour parler des personnes derrière les projets portés par les compagnies commerciales puisque ces compagnies employaient et étaient dirigées par des hommes.

[4Sur le rapport organique entre les compagnies commerciales, le savoir, les cartes et la littérature, voir Aske Laursen Brock, Guido van Meersbergen et Edmond Smith (éds.), Trading Companies and Travel Knowledge in the Early Modern World, Londres, Routledge, 2022.

[5Faute de meilleure traduction, je parle en français de « littérature de propagande » bien que le terme de propagande soit anachronique et légèrement inadéquat pour comprendre la nature et le rôle des textes de ce corpus. Il s’agit seulement d’un ensemble cohérent de textes qui promeuvent consciemment les desseins des compagnies en question (particulièrement dans le cas de la Virginie) dans le but explicite de convaincre en plus d’attirer des fonds.

[6Nous associons conjointement l’étiquette générique « promotional literature » à la cartographie anglaise et à des masques de cour dans l’article co-écrit avec Ladan Niayesh intitulé « Cartography as Propagandist Design : From Company Maps to Virginian Masques (1613-14) » et publié dans la revue XVII-XVIII, 78 (2021).

[7Pour en savoir davantage sur le rôle clef joué par l’écrit et le papier dans la construction de l’empire, voir l’ouvrage de Miles Ogborn intitulé Indian Ink : Script and Print in the Making of the English East India Company, Chicago, University of Chicago Press, 2007.


Bandeau et médaillon : Elizabeth I (Armada Portrait), vers 1588 (détails), domaine public.
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