Cinquième lettre de Bamako : « Si le Tombouctou m’était conté »

Publié le 20 février

Voici ma cinquième lettre du Mali. Où il est question d’un bateau, de criminels et d’un deuil impossible.

par Mohomodou Houssouba
Mohomodou Houssouba est chercheur associé au Centre d’études africaines de l'Université de Bâle.


Bamako, le 11 octobre 2023

Chère amie,

le 7 septembre, le Tombouctou, un bateau parti de Gao pour rallier Koulikoro, a été attaqué à l’arme lourde et touché aux moteurs et autres parties vulnérables du bâtiment de trois étages. Un incendie géant s’est immédiatement déclaré à bord, déclenchant une succession de sinistres qui ont coûté la vie à un nombre inconnu de personnes. Le bilan du gouvernement fait état de quarante-cinq morts, mais dans la population, on parle de centaines de vies perdues (300 ou plus) et d’innombrables blessés et disparus. La cruauté de cette tragédie plonge le pays entier dans l’incompréhension, la torpeur et le doute, puis dans une sourde colère. À quelle fin des êtres humains mettent-ils le feu à un bateau bondé de simples passagers ? Comment en sommes-nous arrivés là ?

Dans les jours suivants, les témoignages sont venus attester de l’ampleur de l’horreur. Ce n’est pas que le Mali ait été épargné ces derniers temps. En fait, depuis 2012, le pays lui-même donne l’impression d’un bateau à la dérive et en flammes, entre rébellions, coups d’État, insurrections terroristes, effondrement de l’ordre public, occupation et règne de groupes armés, interventions militaires étrangères, accords de paix bâclés - signés entre hésitations et manigances, puis décriés par les mêmes signataires -, guérillas interminables, contagion régionale inexorable, du désert saharien à la côte atlantique.

Depuis janvier 2012, le Mali a traversé une succession de calamités jadis impensables. Il y a eu tant d’images chocs et de noms de lieux faisant l’écho des mauvaises nouvelles qui ont déferlé sur le pays depuis plus d’une décennie : Aguelhoc, Ogossagou, Moura, Zahoy… C’est à hauteur de ce village dans le cercle de Gourma Rharous, région de Tombouctou, que le bateau a été pris pour cible. Les images et les récits continuent de hanter le pays. Le bâtiment calciné et immobilisé, tel un squelette métallique gigantesque, offre le portrait d’une douleur inexprimable, la sculpture d’une figure martyrisée, noyée dans ses larmes invisibles sous la grande pluie qui s’abat sur elle. C’est ce même bateau qu’on prenait en photo le long du fleuve qu’il parcourait depuis tant de décennies, de Koulikoro à Gao, en passant par Ségou, Mopti et Kabara, le quai de Tombouctou.

Au temps colonial, la ligne de train Dakar-Niger reliait Bamako à Koulikoro sur 60 km, et l’expérience d’un premier voyage fluvial du sud au nord figure dans d’innombrables écrits, des fonctionnaires et administrateurs coloniaux aux ouvriers et cadres africains. Le voyage d’une semaine a été la première école de l’employé domestique et ouvrier Seydou Traoré, qui a écrit son récit de découvertes des différents paysages, ethnies et langues du Soudan français. La sage-femme et pionnière de la lutte pour l’indépendance, Aoua Kéita, a mis ses deux mutations à la maternité de Gao et la remontée du Niger au cœur de sa propre formation politique. On peut lui donner raison, vu le nombre de filles prénommées « Haawa-Keyta » dans cette zone. Dans mon groupe d’âge au village, il y en a une.

Le Niger, c’est le « fleuve des fleuves » en tamasheq (Egerew n-Igerewen), littéralement « fleuve-sang » en bambara (Joliba), « grand fleuve » en songhay de Tombouctou (Isaber) et Gaaway, « fleuve de Gao » le long de la boucle du Niger, de Gao à Niamey (Isabeeri aussi). Il a toujours frappé l’imagination des visiteurs qui le découvraient, autant que celle des riverains qui le côtoient au quotidien, entre « dunes et fleuve ».

Dans les années 1970, la chanteuse Fissa Maïga, originaire de Gao, lui a dédié un hymne avec « Maali isa beeroo » (« Le grand fleuve du Mali »), chanson qui glorifie le fleuve en le liant à la nouvelle nation ; ce que ne faisaient pas jusque-là les dénominations locales. Elle-même aurait puisé au répertoire de l’inimitable chanteur-compositeur de Gabéro, Ibrahima Hamma Dicko – un autre illustre inconnu !

À chacun sa dune, mais il n’y a qu’un seul fleuve pour tous. C’est pourquoi l’assaut fatal contre le Tombouctou s’est vite mué dans l’imaginaire collectif en attaque préméditée contre le Niger, le cœur battant du Mali et du Sahel. Sans surprise donc, les vidéos apparemment filmées par les auteurs du crime pour glorifier leurs faits d’arme ont vite cédé au démenti de tous les groupes armés d’y avoir participé. Qu’il devienne ensuite un crime parfaitement orphelin, que même les terroristes ne revendiquent plus, cela n’est guère insignifiant. L’impuissance approfondit le désarroi et le traumatisme. Quant à la gestion publique de la crise, on a brodé dans le noir : silence assourdissant et absentéisme des autorités entre effacement et cafouillage, effets d’annonce et bilans tronqués. Moment de flottement certes, point de bascule ?

Après le choc des premières heures, la solidarité populaire s’est organisée, avec notamment des levées de fonds spontanées pour venir en aide aux rescapés acheminés avec difficulté, d’abord à Gao, ensuite à Rharous, Tombouctou et Mopti. Début septembre, la destruction du bateau était suivie d’une série d’attaques audacieuses contre les camps et aéroports de Tombouctou et Gao, ce qui a entraîné l’annulation des rares vols qui relient encore ces villes au reste du pays. Un blocus terrestre imposé par le JNIM, allié d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, cernait Tombouctou depuis des semaines, alors que le trafic sur les routes de Gao était gravement perturbé ou coupé depuis des mois. Partir à Niamey à l’est ou vers Bamako au sud-ouest devenait un jeu de poker. Chaque passage faisait courir un risque incalculable aux personnes. Pire que sous l’occupation de 2012-2013, le nord devait vivre cette fois-ci en autarcie quasi totale.

Le spectre du Tombouctou a hanté nos préparatifs de voyage à partir de la Suisse le reste du mois de septembre. Face à nos familles, il fallait insister : nous tenions à y aller, mais resterions à Bamako. Entre-temps, les obstacles s’étaient multipliés. Le coup d’État survenu au Niger le 26 juillet sema la zizanie dans les plans de vol. La zone sahélienne étant mise en rouge par les autorités françaises, Air France décida de suspendre ses vols momentanément. En temps normal, une telle décision n’aurait guère suscité de remous. Cette fois-ci, le mauvais sang s’était épaissi et quasiment coagulé entre les parties. Les autorités nigériennes, maliennes et burkinabé retirèrent à Air France ses créneaux de desserte. Nous étions pris dans l’étau et l’incertitude de l’issue de cet imbroglio diplomatique. Enfin, nous reçûmes des billets de rechange sur Air Algérie un jour avant notre départ. Autant dire que nos préparatifs furent moins que sereins. En plus, nous avions avec nous un compagnon dont c’était le premier voyage en Afrique. Lui surtout devait tenir bon face aux craintes de plus en plus audibles de sa famille et au clair-obscur de notre plan de vol.

À notre arrivée, l’ami qui nous avait cherchés à l’aéroport nous dit qu’il ne pourrait pas être avec nous parce que lui et son frère passeraient la journée dans la famille d’une cousine qui avait perdu cinq membres de sa famille dans l’attaque du Tombouctou. D’autres parents de la famille élargie seraient également là pour cette « veillée » diurne. Je me rappelais qu’il avait parlé de plusieurs proches portés disparus dans la catastrophe. Pour la première fois, je refis face à cette tragédie qui avait, pour un instant, reculé dans mon esprit face au remue-ménage d’un voyage stressant.

Presque deux semaines plus tard, alors que le neveu de mon ami nous amenait rendre visite à ma belle-sœur rentrée de la ville de Tombouctou un jour avant notre arrivée, celui-ci nous racontait comment il avait échappé au carnage. Il voulait prendre ce bateau pour rendre visite à sa famille de Gao, mais n’avait plus trouvé de place. Sinon il aurait été parmi les tués, blessés ou traumatisés de l’attaque. Car, personne n’en est sorti indemne.

Chez ma belle-sœur aussi, nous apprenions qu’elle s’apprêtait à finir le séjour chez sa mère à Tombouctou puis à se rendre à Gao pour voir ses deux garçons qui y avaient passé l’année scolaire. Le drame de Zahoy avait coupé la seule desserte restante. Ainsi, elle resta bloquée à Tombouctou alors que la rentrée scolaire s’approchait pour sa fille à Bamako. Au Mali, c’est traditionnellement le 1er octobre. À la fin, elle avait dû sortir de la ville à la sauvette avec des passeurs en pickup, emprunter des chemins de traverse jusqu’au fleuve, prendre une pinasse jusqu’à Mopti, pour enfin prendre un bus de Sévaré à Bamako. Elle nous racontait calmement son aventure avec sa fille, qui allait entrer en première année trois jours après leur arrivée.

Durant notre visite, mon ami m’envoya un SMS me disant que la cousine dont il avait parlé habitait non loin, au bout du quartier de Niamana. Le conducteur connaissait l’endroit et pourrait nous y amener, si nous avions un moment. Entre-temps, ma nièce et ses cousins rentrèrent de l’école pour la pause-déjeuner. Elle avait grandi depuis l’an passé, et j’étais heureux de la revoir, tout en pensant à tout ce qu’elle avait vécu ce dernier mois.

Avant de nous « donner la route », ma belle-sœur nous raconta un des drames quotidiens dont elle fut témoin à Tombouctou, la cité des 333 saints, sous siège du JNIM. C’était juste avant son exfiltration. Une voisine et amie à elle était partie à Gao pour rendre visite à sa famille. Elle fut bloquée de la même façon, sans moyens de retour. Finalement, elle opta pour le passage dans un pickup qui avait pu franchir les différents obstacles jusqu’à l’entrée de la ville. Hélas, à quelques centaines de mètres de sa maison, il y avait un checkpoint de l’armée malienne. Peut-être que la sentinelle repéra tardivement le véhicule. Par nervosité ou peur, le soldat de garde lâcha un tir puissant et précis à l’arme lourde, touchant le pickup pulvérisé sur le champ. Ma belle-sœur soupira en prononçant le nom de son amie : « On n’a presque rien retrouvé d’eux. Ils ont été réduits en poussière. »

Nous arrivions chez la cousine de mon amie pour la visite impromptue. Entrant dans la cour, nous trouvions un homme qui venait juste de commencer son déjeuner, en fin d’après-midi. Il se leva pour nous saluer et nous inviter à partager son repas. Le conducteur lui dit de manger et de nous rejoindre ensuite. Entre-temps, nous irions causer avec la cousine. L’homme nous rejoignit dans le salon. Les salutations commencèrent, nous présentions nos condoléances et leur tenions compagnie pendant un certain temps. Les échanges allaient de nos connaissances communes à Gao, y compris les anciens enseignants du Lycée Régional, aux épisodes partagés par notre génération à certains moments de l’histoire locale. L’homme demeura silencieux la plupart du temps. La femme, elle, était vive d’esprit et chaleureuse. Nous parlions de mon ami qui avait tant d’estime pour elle, et le sentiment semblait réciproque de son côté. Nous faisions des allers-retours entre la douleur de la perte, la tragédie collective, l’interminable deuil et le réconfort de tous les parents et amis de parents qui avaient franchi le seuil de leur porte ces six dernières semaines.

En route sous une pluie fine, le neveu nous apporta davantage de précisions. L’homme silencieux est le fils de la cousine de l’ami et le mari de la femme décédée avec leurs deux enfants : une fille de cinq ans et un garçon de dix mois. Elle était accompagnée de sa petite sœur qui devait commencer le lycée et de leur cadet qui passait au second cycle. Ces jeunes gens venaient de réussir à des examens importants, passant ainsi à une étape supérieure de leur préparation pour la vie. Ces précisions ne faisaient qu’approfondir le désarroi collectif.

Les pertes du Tombouctou demeurent incalculables. Le bilan officiel en est resté à quarante-cinq décès. Je dois encore rencontrer quelqu’un qui le juge exact ou crédible. Quelques jours plus tard, un autre aîné me parle du voyage difficile de son épouse, qui a dû passer par Casablanca pour aller présenter ses condoléances à sa propre famille à Niamey. Sa sœur et quatre autres membres de sa famille ont péri dans la capitale nigérienne une nuit. Ils venaient de déménager dans une nouvelle maison. Après un moment, me dit-il, on suspecte que les victimes furent intoxiquées au monoxyde de carbone. Un petit groupe électrogène installé dans la maison serait responsable du désastre. Ensuite, alors que je déplorais cette énorme tragédie, il lâche : « Est-ce que je t’ai dit qu’elle a déjà perdu cinq autres membres de sa famille dans le Tombouctou ? ».

Bien à toi

Mohomodou Houssouba


Photographies : Mohomodou Houssouba.
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