Avec Modern Man in the Making (L’homme moderne en devenir), Otto Neurath (1882-1945) répond à une commande de l’éditeur new-yorkais Alfred A. Knopf qui souhaite publier un livre à base du système de représentation pictogrammique Isotype [1]. Neurath lui propose de traiter le thème du monde contemporain : « L’objectif est de découvrir l’origine des “humains modernes” et de décrire leur comportement et leurs réalisations sans proposer une quelconque théorie sociale ou économique. » L’ouvrage parait juste avant le début de la guerre aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il sera traduit en néerlandais, japonais et suédois.
En 1934, Marie Reidemeister (1898-1986, plus tard Neurath) et Otto Neurath ont fui l’Autriche, tombée aux mains du régime fasciste d’Engelbert Dollfuß, et perdu leur outil de travail, le Musée économique et social de Vienne. Leur activité reprend cependant aux Pays-Bas avec la Fondation Internationale pour l’Éducation visuelle [2]. L’équipe du musée a développé une méthode pour représenter graphiquement les statistiques sur le monde social et économique, la « Wiener Methode der Bildstatistik », méthode viennoise de statistique par l’image. À partir de 1937, sur proposition de Marie Reidemeister, ce nom sera remplacé par l’acronyme ISOTYPE (International System Of TYpographic Picture Education).
Le livre Modern Man in the Making rompt légèrement avec le mode de représentation habituel de la Bildstatistik/Isotype, mise en œuvre dans de grands panneaux d’expositions itinérantes ou des ouvrages. Alors que jusque-là le support essentiel de l’information était l’image, ici le texte et l’image constituent le corps de l’ouvrage à parts égales. C’est Marie Reidemeister qui pousse à la création de ce nouveau style « image-texte ».
Pour ce travail, l’équipe se sert du fonds sauvé lors de sa fuite et de celui que la jeune femme reconstitue pour le propos. Comme à l’accoutumé, Marie Reidemeister œuvre en tant que « transformatrice » : elle choisit la façon dont les informations vont être transposées en images avant qu’elles ne soient confiées aux graphistes, tel Gerd Arntz. Otto Neurath va mettre dans la rédaction et la conception de ce livre beaucoup de lui-même, « son savoir, ses accusations, ses souhaits et ses espoirs, ses craintes, son humour et son optimisme » [3]. Il s’agit, avec son autobiographie visuelle, de son ouvrage le plus personnel.
Sa lecture est conçue comme une « promenade » au cours de laquelle il convient de « lire les images aussi soigneusement que le texte », chacune montrant « les connexions entre les faits », les changements des modes de vie et de production au fil du temps, dans un monde systémique, où tous les phénomènes sont intriqués et se conditionnent les uns les autres.
Quantifier, comparer, argumenter
Dans l’Isotype, chaque chose (une marchandise, une donnée sociale, un individu…) est représentée par un pictogramme. Son principe premier est la répétition de ce symbole à l’identique, autant de fois que nécessaire pour en représenter la quantité voulue. L’historien Lucien Febvre, comme d’autres, ironisait sur ce traitement qui privilégiait les « masses massives » au détriment des chiffres précis [4]. Mais, selon Otto Neurath, se souvenir d’images représentant des quantités approximatives vaut « mieux que d’oublier des chiffres exacts ».
Le graphisme des symboles figuratifs et monosémiques est réduit jusqu’au seuil critique de leur lisibilité et de leur intelligibilité : le contour d’une robe signifie que la silhouette « individu » est une femme – une vision occidentale qui dénote bien sûr les représentations culturelles inhérentes à tout système représentationnel. Le design est ici au service de l’information, toute fioriture est éliminée. Pour montrer les relations entre différents faits, les pictogrammes vont être combinés entre eux : une marchandise sur une barque signifie son transport, les exportations sont représentées par une silhouette pleine, les importations par une silhouette évidée etc.
Outre la réduction de l’information et la schématisation des icones, c’est l’agencement spatial des éléments entre eux et sur le plan qui caractérise l’Isotype. Les formes, les alignements, les écartements, les couleurs se combinent en une « grammaire » élémentaire qui va « construire » l’information en guidant la lecture. Nombre de diagrammes peuvent se lire de haut en bas et de gauche à droite. Le recours à un axe central autour duquel s’ordonnent les éléments à comparer, une idée de Marie Reidemeister, s’avère extrêmement efficace.
L’Isotype vise l’efficacité. L’information doit être saisie au moindre coût mental. Si un graphique fournit des informations nouvelles après la troisième lecture… il n’est pas bon. Ici se révèle tout l’art de l’Isotype, dont les règles ont été élaborées au fil du temps, par tâtonnement plutôt que par une approche dogmatique.
Le principal argument de véracité et d’objectivité de l’Isotype est qu’il s’appuie sur des données empiriques (les sources de l’information proviennent du croisement de travaux experts et elles sont généralement indiquées à part). Il ne peut d’ailleurs pas représenter de notions abstraites ou générales, comme, par exemple, celle de « population mondiale ».
À « l’ère de l’œil », selon Neurath, « une image vaut mille mots ». L’Isotype, s’il est un « langage visuel », ne doit pas pour autant remplacer le langage écrit. Il ne s’agit pas de substituer un système linguistique à un autre - remplacer la langue écrite par l’image - mais de rendre accessible un savoir « scientifique », en dépassant, par exemple, l’appréhension de beaucoup de personnes pour les chiffres et les statistiques. Ce savoir expert se trouve confisqué par les élites, qui emploient la langue comme un outil de domination.
Le diagramme, parce qu’il est symbolique, permet une interprétation logique du monde. Si les images semblent pouvoir être appréhendées plus immédiatement, de façon intuitive, l’Isotype est cependant un système très codifié, dont les règles doivent être saisies au préalable, ce qui suppose un certain apprentissage pour le public. Plus qu’un facilitateur de l’information, il est un instrument mis à la disposition du peuple pour son émancipation. Il doit faire émerger le raisonnement critique, l’argumentation et la prise de conscience. Une intention politique double donc sa visée pédagogique.
Pour les conceptrices et concepteurs de l’Isotype, chaque nouveau projet représentait un défi pour trouver le mode de visualisation le plus adéquat. Ceci autorisait toutes les audaces et innovations, comme l’illustre parfaitement Modern Man in the Making. Voici quelques exemples des solutions retenues pour visualiser les idées qui y sont abordées.
Diachronie, limites
Quatre diagrammes représentent quatre étapes-type de la lutte des êtres humains contre la peste (p. 15) :
1. on ignore son mode de propagation et elle se répand partout
2. les barrières localisées sont inefficaces
3. les États-nations ne protègent que leur propre territoire
4. la coopération internationale permet de confiner le bacille
Les barrières, dont le tracé signifie un mur avec ses contreforts, ne se révèlent vraiment efficace… qu’en disparaissant. On ne peut s’empêcher de penser au présent retour des murs de par le monde.
Étendues
Où se situent les berceaux de la civilisation (p. 21) ? Des étendues délimitées par de simples cercles qui se chevauchent montrent que les cultures « se sont influencées les unes les autres ». La taille des cercles représente grossièrement les espaces d’expansion de ces cultures. Aucune date n’est précisée, car il est impossible de dire quel groupe humain a été le premier à utiliser une innovation. Le message implicite est, bien sûr, qu’il y a différentes origines à la civilisation humaine.
Catégories
Des Indiens rouges, des Blancs aux silhouettes évidées, des Noirs noirs et des métisses aux silhouettes rouges évidées. Le traitement par la couleur permet de constituer des catégories (en 1939, on parle encore de races...). De l’évolution démographique de l’Amérique latine (p. 33), on retiendra l’inexorable disparition des Indiens à partir de Christophe Colomb, qui s’apparente à un génocide, mais aussi le métissage propre au continent.
Flux commerciaux, régions géographiques
Quelles matières premières produisent les six grandes régions du monde (p. 66) ? Chaque symbole représente 10% de la production mondiale. On retrouve les silhouettes évidées sur des barques représentant les importations et, quand elles sont pleines, les exportations.
Pour représenter schématiquement ces régions, on a fait fi du découpage des frontières politiques. Cette information est souvent peu pertinente, à fortiori quand il s’agit de regrouper des espaces aux logiques économiques similaires. En renonçant même au fond de carte, la répartition géographique en grandes zones (Amérique du Nord, Europe, Union soviétique, Amérique latine, territoires du Sud, Extrême Orient) nous est si familière qu’il suffit de la suggérer au moyen de leur situation relative sur le papier.
Hypothèses, tableau à entrées multiples
L’économie de la Seconde Guerre mondiale en fonction des alliances idéologiques (p. 84 et 85)... Quand Neurath imagine ces différentes combinaisons en 1939, la guerre est imminente. Partant de la production maximale en 1929 de matières premières stratégiques (charbon, pétrole, acier, cuivre, coton et laine, céréales), il montre les capacités économiques qu’offrent les différentes configurations [5].
Chaque symbole représente 10% de la production mondiale. Notre œil compare instantanément les différentes masses, là où un tableau chiffré aurait imposé de comparer 4 fois 18 nombres.
Écarts
Comment matérialiser sur la page d’un livre un écart aussi extrême que celui du revenu de quelques riches et du reste de l’humanité ? Un graphique de 9x17cm (p. 93) nous montre une demi-silhouette (soit 1% du total mondial des personnes ayant un revenu) sur sa colonne, tandis que la masse des personnes n’atteignant pas un dixième de ce revenu s’étire en une ligne sans fin. Pour matérialiser l’ampleur de l’inégalité dans les revenus en Grande-Bretagne en 1934, il faut accepter de représenter du « vide ».
Le fait caché
Le même mode de représentation, mais ici pour dénoncer l’injustice sociale. Il s’agit des revenus des familles à Columbia en 1933 (p. 94). Selon que vous serez une personne noire ou blanche…
Corrélations
Ce diagramme illustre parfaitement l’enchainement des réflexions que peut susciter la comparaison de données, comme le mode de garde des enfants de 3 à 5 ans aux Pays-Bas et la natalité (p. 114). On constate que le nombre total d’enfants augmente en même temps que le nombre d’enfants en garderie. Crée-t-on plus de places parce que les mères travaillent (le texte porte sur le travail des femmes) ? Les mères travaillent-elles parce qu’elles trouvent un mode de garde adapté à leurs besoins ?
Temps
Comment représenter et comparer des durées ? L’image d’un cadran de 24 heures suggère une horloge et révèle d’emblée qu’il s’agit d’une journée type, introduisant de façon intuitive la notion de séquençage du temps de travail/loisirs/sommeil (p. 116).
Espace
Ici, il s’agit de montrer l’évolution de la structure urbaine de Londres (p. 123). Des cercles concentriques suggèrent l’extension de la ville, réduite schématiquement à trois zones (centre/ville/banlieue). Grâce à l’automobile et la réduction du temps des déplacements, on peut travailler au centre ville et habiter en banlieue. Une illustration puissante de la désertification des centres-villes.
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