Le système graphique de représentation de statistiques Isotype est précurseur du graphisme d’information d’aujourd’hui. À l’instar de la cartographie radicale, il assume cependant pleinement l’emploi politique de la connaissance ainsi constituée à partir de données fiables. Sur cette carte présentée par Otto Neurath au Congrès social et économique d’Amsterdam en 1931, on découvre que l’Europe, alors en pleine crise économique, investit 15 milliards de Mark en Amérique du Nord, 20 milliards en Amérique latine, 65 milliards dans les colonies d’Orient et 5 milliards en Asie de l’Est.
En y regardant de plus près, on constate que seule l’Union soviétique n’investit dans aucun autre territoire, ni ne dépend d’investissements étrangers. Tous les autres États sont en situation d’interdépendance. Ce parti pris d’une mise en avant de l’indépendance de l’URSS correspond à la vision qu’a l’économiste Otto Neurath de la meilleure forme de gestion possible d’un pays : celle d’une économie planifiée et centralisée. Selon l’ingénieur social, le choix du capitalisme sauvage et du marché libre sont une erreur fatale pour l’humanité. Les succès que semble engranger l’URSS dans les années 1930 le confortent en ce sens et certaines productions Isotype du musée de Vienne, qu’il anime avec Marie Reidemeister (après 1941 : Marie Neurath), montrent à loisir la supériorité économique et sociale de l’expérience soviétique. En ces temps où la croyance en une inéluctabilité du capitalisme ne s’est pas encore généralisée, la jeune Union soviétique suscite l’intérêt jusqu’aux États-Unis [1].
Gouverner par la statistique et le faire savoir
Quelque soit le type de système économique adopté par un pays, la statistique, l’art de collecter des informations sur un État, a été progressivement intégrée aux politiques de gestion et a même fini par devenir un « outil de preuve » [2]. Lors de la crise capitaliste des années 1930, la nécessité d’une intervention de l’État dans la marche des économies nationales étant devenue indispensable, les campagnes nationales de communication vont tout naturellement utiliser des indicateurs économiques et des données statistiques simplifiées pour promouvoir et justifier les politiques publiques. La visualisation par des graphiques ou des cartogrammes connaît ainsi une belle envolée entre les deux guerres mondiales en Occident, comme en attestent les campagnes d’information du New Deal de Franklin Delano Roosevelt ou les brochures du gouvernement britannique vantant le projet social travailliste de l’économiste William Beveridge pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les bolchéviks au pouvoir s’intéressent d’emblée à ce mode de communication qui sert parfaitement leur conception d’une gestion scientifique de l’économie et s’avère un outil politique hors pairs.
Nous exigeons que l’apprentissage en matière de gestion de l’État soit fait par les ouvriers conscients et les soldats, et que l’on commence sans tarder, c’est-à-dire qu’on commence sans tarder à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres,
avait déclaré Lénine en 1917, lui qui voulait que « la première cuisinière venue » puisse apprendre à gérer l’État. Après sa mort, en 1922, Staline gardera ce cap et la publicité des plans quinquennaux soviétiques sera omniprésente.
Dans les kolkhozes et les fabriques, il est courant d’afficher des graphiques de statistiques louant les exploits des meilleurs sujets (et d’instaurer ainsi une concurrence entre les gens). Ces visuels sont réalisés sur place, mais les artistes aussi, notamment les constructivistes, mettent leur art au service de l’affiche politique, y intégrant des données chiffrées. Depuis le début des années 1920, de nombreuses affiches vantent donc les succès de la Nouvelle politique économique/NEP (1921-1928), puis, après la grand tournant stalinien de 1929, ceux du premier plan quinquennal.
Les affiches politiques soviétiques d’avant les années 1930 n’utilisent pas encore la méthode Isotype pour représenter des statistiques, soit la représentation des quantités par la répétition d’un pictogramme identique, et se contentent d’orner d’illustrations et de commentaires des graphiques de courbes ou de recourir à des symboles de tailles variables pour représenter des quantités. Ce n’est qu’à partir des années 1930 et avec la contribution de l’équipe de Vienne à l’Izostat, que l’Isotype se retrouvera dans les visualisations soviétiques de statistiques.
L’admiration d’Otto Neurath pour l’expérience soviétique et la généralisation de la visualisation de données statistiques à destination du grand public à ce moment précis expliquent qu’il engage le musée de Vienne dans l’aventure de l’Izostat.
La bonne méthode
La coopération du GWM avec le régime stalinien a été facilitée par deux organismes basés à Vienne, la Société pour les liens culturels de l’URSS avec l’étranger (VOKS) et la Société pour la promotion des relations intellectuelles et économiques avec l’URSS (ÖG), deux délégations russes qui œuvrent pour les échanges culturels depuis le milieu des années 1920, notamment par le biais de nombreuses expositions [3]. La méthode de la Bildstatistik (la statistique imagée qui deviendra plus tard l’Isotype) attire l’attention du Conseil des commissaires du peuple soviétique (Sovnarkom) et l’intérêt sincère d’Otto Neurath pour la « nouvelle Russie » rend envisageable une coopération bien que le régime soviétique rechigne alors de plus en plus à travailler avec les « socio-faschistes », i.e. les sociaux-démocrates.
La méthode a également éveillé l’intérêt de Sophie et Lazar Lissitzky. En 1928, le couple passe des vacances en Autriche et s’arrête ensuite à Vienne. Il revient alors de la Pressa, la grande exposition internationale de la presse, de l’édition et de l’imprimerie qui s’est tenue à Cologne. El Lissitzky, en tant que commissaire du pavillon soviétique, a donné à l’exposition russe des formes révolutionnaires, qui lui valent des louanges unanimes. Il met ici son talent au service de la cause communiste, en laquelle il croit sincèrement, et il voit dans l’éducation des masses « la principale tâche de la presse » [4].
La visite des Lissitzky au musée de Vienne sera fructueuse. El Lissitzky, qui se consacre à cette époque à la typographie, a justement travaillé sur un livre d’images pour enfants à partir de lettres et de chiffres (qu’il ne finalisera pas). Le langage chiffré symbolique de la méthode viennoise semble faire écho à ses propres travaux typographiques. La renommée du GWM, qui diffuse sa méthode graphique depuis 1925, a alors déjà dépassé les frontières et éveillé la curiosité de l’ambassade soviétique à Vienne. Sophie Lissitzky note dans ses mémoires que la « statistique artistique » du GWM constitue pour son mari une véritable « découverte », « importante pour Moscou » et elle suggère que cette rencontre aurait contribué à la coopération entre le musée avec l’Izostat [5].
1931-1934 : la période viennoise de l’Izostat
Par un contrat signé fin 1931, l’équipe viennoise est tenue à un contingent annuel de 365 jours de présence en Union soviétique, dont soixante jours pour son directeur, Otto Neurath. Elle doit former des cadres de spécialistes qui développeront la méthode pour des musées, des expositions, des outils pédagogiques, des jeux, etc. et réaliser des supports visuels. Selon Otto Neurath, un décret du Conseil des commissaires du peuple de 1931 aurait obligé les services publics et les coopératives soviétiques à utiliser la méthode viennoise. En 1932, il fait lui-même la publicité de l’opération dans la presse :
La statistique est la base du plan économique […]. Dans aucun pays du monde la statistique ne joue un rôle aussi grand que dans l’Union soviétique. L’édification socialiste de l’Union soviétique apporte un accroissement des chiffres de la production, de la consommation et du travail culturel. Mais comprendre des rangées de chiffres, les comparer entre elles n’est pas l’affaire de tous. Comment est-ce qu’on peut intégrer l’essentiel au plus vite ? Comment est-ce qu’on peut apprendre sans y consacrer trop de temps ? Dans un décret cosigné par Lénine, il est déjà exigé que l’on montre des statistiques facilement compréhensibles sur les lieux publics, dans les rues, dans les lieux de réunion. Cela nécessite un système de représentation visuelle [6].
Dans ses mémoires, Marie Neurath évoque très sobrement l’épisode de l’Izostat [7]. Pleine d’enthousiasme, elle découvre l’URSS à l’hiver 1932/1933. Accueillie pompeusement au Grand Hôtel, l’équipe dispose de son propre bureau dans le bâtiment des éditions d’État, puis d’un espace plus grand où seront formées 75 personnes.
Le designer du musée, Gerd Arntz, et l’artiste Peter Alma travaillent avec des graphistes locaux. Marie Reidemeister et Friedrich Bauermeister sont en charge de la transformation des données statistiques en graphiques et Otto Neurath est recruté en tant que directeur artistique. Ces personnes font, pour la plupart, des allers-retours entre Vienne et Moscou. Le collaborateur scientifique du groupe, Ivan Petrovich Ivanitsky, est lui-même un spécialiste de la visualisation de statistiques. Il intègre alors les principes de l’Isotype à ses visualisations.
L’Izostat est particulièrement productif et différentes expositions et publications voient le jour, notamment dans la Pravda et l’Izvestija. Entre mars et mai 1932 paraissent dans ce dernier journal la série « Chez eux et chez nous », à base de statistiques Isotype comparant des réalisations économiques entre l’URSS et d’autres pays. Des affiches et des albums célèbrent les 15 ans de l’Union soviétique et les deux premiers plans quinquennaux. Trois numéros du Carnet Iso de l’agitateur sont également illustrés d’Isotype.
Entre agitprop et terreur
Cependant, au fil des difficultés, l’enthousiasme de l’équipe viennoise se ternit. Outre les questions de financement et d’organisation, c’est un problème idéologique qui noircit le tableau. Depuis la révolution, la production artistique est étatisée et complètement centralisée depuis 1930 [8]. Si la propagande s’adresse à l’élite capable de s’approprier les théories socialistes, l’agitation s’adresse aux masses et cherche, par le truchement des médias, de la littérature, de l’éducation et des affiches, à les convaincre de la validité de la politique économique du parti. Le système Isotype semble servir exactement cette intention : il rend l’information accessible au plus grand nombre. L’Izostat dépend donc directement du comité exécutif central et l’équipe viennoise n’a aucune marge de manœuvre. Elle doit accepter la tutelle d’un « directeur rouge ». Le premier, le diplomate Eric Assmus, ancien premier secrétaire de l’ambassade d’Autriche, dirige l’Izostat de 1931 à 1933. Devenu ambassadeur de Finlande en 1935, il sera assassiné en tant que contre-révolutionnaire et espion en 1937, lors des grandes purges stalinienne. Le second, Konstantin (?) Komarovskij, subira un sort semblable.
L’œil du parti est donc partout et veille, en la personne du directeur de la méthodologie Avel Enukidze, à la conformité des productions. L’équipe n’a aucun droit de regard sur la source des statistiques qu’on lui fournit. Les graphiques, en toute contradiction avec les principes de l’Isotype, incluent des prévisions, astucieusement placées parmi les réalisations.
Tous les travers de l’information que cherche à désamorcer l’équipe du GWM avec sa méthode se retrouvent dans les productions moscovites : recours aux fioritures pour susciter l’émotion, message politique sous-jacent et, surtout, des données tronquées et fausses. À l’opposé de cette manipulation et de ce conditionnement, l’Isotype vise justement à faire émerger un esprit critique et éclairé.
La coopération avec l’Izostat s’arrêtera brutalement en 1934, sur un profond désaccord. À ce moment, le groupe doit fuir Vienne, tombée aux mains du régime totalitaire de Dollfuß, et se réfugier aux Pays-Bas, d’où il poursuit le travail pendant plusieurs mois. Moscou n’honora jamais ses dettes. L’institut fut par après intégré aux instances du Gosplan et poursuivit son travail de formation et de réalisation de matériel selon une méthode dénaturée, dans une visée de pure propagande et ce jusqu’en 1940.
On ne peut que spéculer sur les raisons qui ont poussé les gens de Vienne à continuer de travailler pour le régime stalinien. Il leur était impossible d’ignorer, ni l’ampleur de la grande famine de 1931-1933 provoquée par la collectivisation forcée des terres, ni les purges staliniennes. Marie Neurath dit même avoir été témoin de la lente ostracisation du constructiviste El Lissitzky quand le pouvoir a commencé à imposer le « réalisme soviétique » aux productions artistiques.
L’aventure laissa un goût amer à Marie Reidemeister et Otto Neurath. Venu
es pour enseigner les fondements de l’Isotype, il leur fallut assister à son détournement et subir la main-mise du pouvoir bolchévique sur leur travail. Après la Seconde Guerre mondiale, à cause de cet épisode soviétique et parce qu’il s’était engagé dans la première République des Conseils de Munich en 1919, Neurath fut taxé de communiste et l’historiographie autrichienne mit plusieurs décennies à s’intéresser à l’une des figures les plus intéressantes de Vienne la Rouge.Restent du bref épisode de l’Izostat, le design novateur de l’Isotype insufflé à la visualisation de données soviétique à cette époque et des affiches qui témoignent de l’extraordinaire créativité d’artistes engagé
es qui, un court moment, ont cru à leurs rêves.Sources internet des images marquées avec un astérisque (*) :
Guminer
Affiches des années 1920 : wikirouge et cinema-depot
Pressa
mur
Ivanitsky, « Rattraper »
Ivanitsky, The Struggle
Album Illustrating : David Rumsey Map Collection
Samokhvalov