À la recherche de la maison de Farouk (dans le Golan occupé)

Publié le 17 août 2023

De-Colonizer est un centre de recherche alternatif sur la Palestine/Israël visant à apporter à un large public de nouvelles connaissances et de nouveaux outils de recherche. Son but est de proposer, à partir d’exemples concrets, une lecture des réalités socio-politiques différente de celle de la narration israélienne officielle. L’équipe a ainsi réalisé la carte Colonialism in destru(A)ction, qui montre toutes les localités détruites en Palestine et en Israël depuis le début de l’immigration sioniste (à la fin du XIXe siècle). Elle a aussi mis au point une méthode pour localiser une maison détruite à Mansura, village disparu du Golan occupé.

par Éléonore Merza et Eitan Bronstein Aparicio, fondatrice et fondateur de De-Colonizer, auteures de Nakba in Hebrew


Le 30 août 2015, nous avons localisé la maison de Farouk Merzamkhwho, à Mansura, à quelques 10 kilomètres au sud du village druze de Majdal Shams, dans le Golan syrien. Mansura est l’une des 200 localités qui furent détruites par Israël après la conquête puis l’occupation du plateau du Golan lors de la guerre des Six Jours en 1967. Mansura est l’un des 12 villages tcherkesses occupés, vidés de leurs occupantes, puis détruits.

Ce fût une journée idéale, le temps était agréable - il y eu même quelques gouttes de pluie, ce qui n’est pas si commun en été dans notre région - et la lumière était parfaite. L’identification de cet endroit spécifique et des ruines de cette maison fût évidement une expérience particulièrement émouvante pour nous, Éléonore (la fille de Farouk) et Eitan (le mari de cette dernière), d’autant plus que cette journée marquait également notre premier anniversaire de mariage. Au-delà de ce que cette expérience très personnelle peut signifier pour nous, nous avons pensé qu’une restitution fidèle du protocole suivi pour trouver cette maison pourrait servir de cadre méthodologique pour celles et ceux qui, dans le monde entier, sont activement engagées dans des projets mémoriels, de cartographie (alternative) et autres projets de réhabilitation.

Il est difficile d’identifier quel a été le point de départ de cette recherche et de ce (long) périple, mais il est évident que les recherches menées par Éléonore pour sa thèse de doctorat ont servi de base solide, documentée et originale [1]. C’est notamment à l’occasion de cette recherche, et après avoir recueilli des témoignages d’habitantes du Golan expulsées, vivant désormais en Syrie, en Jordanie, en Israël/Palestine, aux États-Unis, en France, ou en Allemagne, qu’une première cartographie des villages tcherkesses du Golan a été établie. Cette carte, dessinée à partir des témoignages de ces anciennes habitantes, présentait toutefois quelques inexactitudes évidentes liées aux récits parfois eux-mêmes altérés par le temps.

Il y a quatre ans, en 2011, lors d’un premier voyage commun dans le Golan - et grâce à l’aide des anciennes de la communauté druze -, nous avions alors réussi à localiser avec exactitude où se trouvait Mansura. Les incessantes discussions que nous avons continué d’avoir avec Farouk, les nombreux témoignages détaillés qu’il nous a fournis, sont également cruciaux pour rappeler le contexte dans lequel nous avons pu travailler : c’est une véritable collaboration qui a été mise en place entre témoin et chercheurs.

Début août 2015, alors que nous rendions visite aux parents d’Éléonore en France, nous avons pu travailler avec Farouk pendant plusieurs jours et recueillir de nouvelles informations sur son enfance à Mansura et sur les années qui suivirent à Quneitra. Il nous a raconté de nombreuses histoires, certaines que nous connaissions déjà, d’autres nouvelles, et fourni de plus amples détails sur la vie quotidienne au village. Ainsi, il a, par exemple, dessiné de mémoire un plan très détaillé de la maison dans laquelle il a grandi. Ces séances de travail à trois, parfois à quatre avec sa femme, ont même permis à Farouk de confier des souvenirs qu’il n’avait jamais encore pu ou voulu dire à sa fille. Après avoir identifié avec lui où se trouvait le village sur Google Earth, il a réussi à estimer où se trouvait sa maison. Cependant, à ce stade de nos recherches, il était encore difficile d’affirmer l’exactitude de cette localisation.

Nous avons alors imprimé une copie d’écran de Google Earth, élargie à Mansura et ses environs : Farouk y a alors marqué la maison de son enfance, ainsi que celle de son voisin Amin Samko, celle du mukhtar Hamid Yanam, l’école élémentaire, la fosse commune, dans laquelle entre 36 et 40 Druzes ont été enterrés en 1894. En effet, les relations entre Tcherkesses et Druzes ont pu être difficiles et belliqueuses par le passé et de sanglants affrontements entre les communautés ont éclaté dans le Golan. Au cours de l’un d’eux, et en réponse au sang versé, les Tcherkesses ont refusé de rendre les corps des Druzes qu’ils avaient tués. Comme nous l’avons déjà mentionné, il était difficile - à ce stade - d’affirmer où se trouvaient précisément ces différents sites, mais nous pensons que le plus important a été d’accompagner Farouk à fouiller dans sa mémoire et ses souvenirs.

L’achat d’une photographie aérienne de Mansura au Centre de Cartographie d’Israël (Tel Aviv) a été un tournant important pour cette recherche. C’est d’ailleurs en suivant le conseil de Taiseer Maray, directeur de l’ONG « Golan for the Development of the Arab Villages » à Majdal Shams, avec qui nous discutions de ce projet depuis longtemps, que nous nous sommes rendues au Centre de Cartographie pour voir quel était le fond d’archives accessible au public (beaucoup des clichés concernant le Golan sont encore inaccessibles), puis pour acquérir l’un des clichés existants de Mansura.

Ce cliché, de très haute définition, a été pris par les Forces Aériennes Israéliennes le 14 février 1969, soit presque deux ans après que le village ait été occupé par Israël. Deux ans après que le village ait été complètement vidé de ses habitantes, tous les bâtiments et toutes les maisons du village avaient été conservées... Une seconde photo aérienne, prise en 1971, montre - cette fois - le village totalement rasé (à l’exception de la « nouvelle école » construite en 1965 et du petit château d’eau à l’entrée du village). Nous référant à l’article d’Aharon Shai sur le grand projet de destruction commandité par l’État d’Israël dans les années 1960, nous faisons l’hypothèse que Mansura a été détruite à la fin de l’année 1969 [2].

Nous avons montré le cliché de 1969 à Farouk : pour la première fois, il a pu voir sa maison en photo. Il ne lui a fallu que quelques secondes pour l’identifier sans hésitation, ainsi que les autres sites mentionnés plus tôt. Le principal défi auquel nous avons dû faire face fût, pour lui, de montrer à Éléonore les sites identifiés sur la photo par Skype… les nouvelles technologies le dépassant parfois un peu...

Une fois le cliché haute résolution de 1969 complété avec les sites identifiés, nous sommes retournées sur Google Earth. La « nouvelle » école et la tour d’eau étant endommagées mais toujours debout, ces deux structures nous ont servi de points de repère pour les deux images (le cliché haute résolution et la copie d’écran de Google Earth). Nous avons alors pu identifier d’autres endroits qui apparaissaient simultanément sur les deux images : un passage d’eau souterrain sous la route principale, la route numéro 98 elle-même et ses virages qui n’ont pas changé, ainsi que le tracé de deux torrents qui traversent le village. Après avoir mesuré les distances entre les différents sites sur la photo, nous les avons alors comparés à l’image de Google Earth et il nous a été facile de poser des repères précis sur chacun des sites que nous avions identifiés. Ainsi, nous avons utilisé l’image de Google Earth pour créer une nouvelle carte avec les positions exactes des sites de Mansura et tous possèdent désormais des coordonnées précises (Nord/Est). Pour la première, nous avons pu affirmer avec précision que la maison de Farouk se situait au point d’intersection 33°8’28’’N 35°47’30’’E.

Munies de ces nouvelles informations et de cette nouvelle carte, ainsi que de l’application boussole de nos smartphones (capable de fournir, elle aussi, des repères balistiques sur le terrain), nous avons décidé de retourner à Mansura, avec en tête l’idée de trouver la localisation spécifique de la maison de Farouk sur le terrain. Un doute demeurait cependant : il était possible que le village soit entouré de mines, comme il y en a tant dans le Golan et autour de Mansura même. Contrairement à Éléonore, Eitan craignait de ne pouvoir accéder physiquement au site.

Quelque part, cela nous semblait peut-être « trop simple » et nous nous demandions pourquoi nous n’avions jamais essayé cette méthode pour les villages palestiniens détruits sur lesquels nous travaillons depuis de nombreuses années.

Nous sommes arrivés à Mansura le dimanche 30 août au matin, et nous fûmes heureuse et heureux de découvrir que la démarcation du champs de mine s’arrêtait aux abords du village. Il est clôturé afin de laisser paître les bovins. Nous avons alors enjambé la clôture et sommes entrées dans le village : nous nous sommes dirigées vers la passage souterrain, en direction du sud. Il nous a été facile de le trouver puisqu’il a été en partie conservé et qu’avec ses pierres noires, il répond à des caractéristiques typiques des constructions tcherkesses de la région.

Encore un peu plus au sud, près de la route, nous avons trouvé le premier site que nous avions identifié : l’école élémentaire. Il n’en reste bien-sûr que des débris, mais nous avons été soulagées de constater que notre méthode était exploitable. Les repères balistiques des gravats sur le sol venaient confirmer ceux que nous avions marqués sur le tirage de Google Earth basé sur la photo aérienne de 1969.

De là, nous avons tourné à l’ouest et après avoir marché quelques 200 mètres, nous avons trouvé l’endroit où s’était trouvée la maison de Farouk. Nous l’avons localisée avec une précision de 30 mètres, c’est à dire d’une seconde Est/Ouest et d’une seconde Nord/Sud (une seconde représentant environ 30 mètres). Nous étions bien évidement euphoriques : à l’émotion intense s’ajoutait la fierté de voir que notre méthode était efficace. Déjà, nous imaginions le nombre presque infini de structures détruites que nous allions pouvoir retrouver et documenter par la suite.

Mais le lendemain matin, alors que nous vérifions nos données de terrain, la déception fit place à l’engouement de la veille lorsque nous nous sommes rendues compte que nous avions fait une erreur. Les repères balistiques que nous avions identifiés sur le terrain étaient en fait 33°8’23’’N 35°47’33’’E, ce qui signifie que nous étions à environ 150 mètres au sud et 60 mètres à l’est de la maison de Farouk… Rétrospectivement, il semble que nous ayons été submergées par l’émotion et qu’une lecture trop rapide des coordonnées nous ait induites en erreur. Nous avions oublié de revérifier nos résultats sur le terrain.

Sans hésitation, nous avons modifié nos plans et sommes retournées à Mansura, déterminées à identifier la localisation exacte de la maison de Farouk. Il nous a fallu presque deux heures pour y parvenir, dans des conditions bien plus difficiles que la veille. D’abord, et contrairement à la veille, nous avons marché et cherché sous un soleil de plomb et sans ombre, mais surtout sous le bruit incessant des lourdes explosions de la guerre en Syrie, à quelques kilomètres seulement de là. Comme si ces explosions venaient nous sortir d’une vision romantique du lieu et nous rappeler où nous nous trouvions.

Cette fois, nous avons travaillé avec les boussoles de nos deux téléphones et quelle ne fût pas notre surprise de découvrir que chacune d’entre elles (pourtant les mêmes modèles et de la même ancienneté) identifiaient les balises avec une très légère différence, alors même que nous nous trouvions toutes deux au même endroit. Nous avons donc compris que nos outils n’étaient peut-être aussi fiables que nous le pensions et qu’il n’était pas possible d’affirmer une localisation au centimètre près. Cependant, ces outils étaient assez bons pour nous confirmer que les pierres sur lesquelles nous nous trouvions alors étaient celles de la maison de Farouk.

Cette fois, nous ne nous sommes pas contentées de revérifier. Nous avons re-re-re-revérifié. Quand nous avons été absolument certaines de nous trouver à l’endroit précis de sa maison, nous avons envoyé à Farouk des photos de nous-mêmes sur les ruines et une petite vidéo de 360 degrés.

À peine les avait-il reçues que Farouk nous appelait sur Viber : ce fût un moment magique, presque irréel, et très émouvant de pouvoir partager notre joie avec lui et Chantal, la mère d’Éléonore. Farouk est plutôt du genre imperturbable. Il a la pudeur de ceux qui ont connu l’exil et qui sont loin de chez eux, de ceux qui ont dû repartir à zéro et tout reconstruire. Mais nous avons pu ressentir, peut-être même pour la première fois, à quel point ce périple était important, pour lui aussi.

Éléonore Merza et Eitan Bronstein Aparicio


[1Éléonore Merza, Ni Juifs ni Arabes en Israël. Dialectiques d’identification et négociations identitaires d’une minorité dans un espace en guerre. Le cas des Tcherkesses (Adyghéens) de Kfar Kama et de Reyhaniya, 2012, https://tel.archives-ouvertes.fr/te...

[2Aharon Shai, «  Goral HaKfarim Ha’Arviyim HaNetushim BeMedinat Israel Erev Milhemet Sheshet HaYamim VeAharea  » (en hébr., «  Le destin des villages arabes abandonnés avant et après la Guerre des Six Jours  », trad. personnelle), dans Katedra, 2002, p. 151-170.


Images : Éléonore Merza et Eitan Bronstein Aparicio.
Article paru précédemment sur visionscarto.
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