Bamako, le 6 octobre 2023
Chère amie,
alors que nous marchons au pied de l’une des collines qui pointent en direction des Monts Mandingues sur la route de la Guinée, je reçois l’appel d’un doyen. Je l’ai informé de ma venue avant notre voyage, mais je n’ai pas pu l’appeler après mon arrivée, il y a maintenant une semaine. Sentant probablement ma gêne, il s’excuse de m’avoir peut-être dérangé à un moment inopportun. Il ne voudrait surtout pas que je rate une rencontre cruciale dédiée au nouveau statut des langues nationales décidé suite au référendum constitutionnel du 18 juin 2023. Cette journée permettra de faire des propositions pour enrichir ou modifier la loi organique qui consacrera la déclaration de 13 langues du pays comme langues officielles.
Voyageant avec d’autres personnes, j’ai des contraintes sociales non négligeables ; mais voilà une occasion à ne pas manquer ! La question de la langue n’est jamais simple, même dans un pays monolingue. Dans un pays multiethnique, plurilingue et multiconfessionnel, elle est autrement plus que compliquée. Au Mali, le débat sur la langue est récurrent mais jamais concluant. Je me rappelle une longue séquence lors d’un grand forum électronique malien en 2009. Mon intervention avait pris la forme d’un fil de réponses à des points spécifiques que j’ai intitulé « Tire-langue malien ».
Le titre me revient en tête, de même que les réactions qui m’avaient alors surpris, surtout venant de la part de grands intellectuels et chercheurs maliens - des sommités dans certains domaines de la recherche scientifique - qui donnaient l’impression de n’avoir jamais vraiment pensé à un sujet sur lequel ils osaient avancer des avis très tranchés. J’avais eu cette impression durant un long aller-retour avec un physicien renommé qui rejetait catégoriquement toute idée d’éducation bilingue (français et langue nationale) tout en soutenant que la promotion de l’anglais aiderait à relever le niveau de l’enseignement et de la recherche au Mali. Il rejetait ainsi sans état d’âme les innombrables résultats de recherches rigoureuses portant sur les bénéfices et insuffisances de l’éducation bilingue, non seulement en Afrique, mais également dans d’autres régions confrontées à la « condition postcoloniale ».
À cet effet, en Afrique, le Mali fait partie des pays pionniers avec la réforme du système scolaire d’octobre 1962, il y a soixante ans presque jour pour jour. S’inspirant des politiques linguistiques du bloc de l’Est et des expériences de grands pays du Sud comme l’Inde et l’Indonésie, le premier régime, d’obédience socialiste, avait décidé d’opérer une rupture radicale avec les pratiques héritées de la colonisation française qui perpétuaient sa légendaire répression linguistique sur les territoires sous sa domination. Le monolinguisme officiel n’empêchait pas les sujets colonisés de parler leurs langues, mais faisait tout pour bannir celles-ci de l’espace public, surtout du secteur formel.
L’école même ne concernait qu’une infime couche de la population colonisée ; ce qui se reflétait dans les taux de scolarisation extrêmement faibles aux indépendances et l’absence quasi totale de publications ou de littérature en langue « vernaculaire ». Par contre, l’administration fonctionnait avec un imposant corps d’interprètes et de médiateurs, ce qui ressemblait d’ailleurs à la pratique de la traduction orale du Coran de l’arabe à une langue locale durant les prêches.
Dans les deux cas, le traitement exclusivement oral des langues locales a fait qu’il ne reste presque jamais de traces écrites des « discours » prononcés dans celles-ci. On peut s’imaginer le riche corpus monolingue ou bilingue dont nous aurions pu disposer aujourd’hui si la pratique était autre. Vis-à-vis de la population générale, la position des petites élites instruites en arabe et en français durant les périodes précoloniale et coloniale était étrangement similaire. Elle comportait et perpétuait les privilèges et hiérarchies qui demeurent et se reproduisent de manière encore plus brutale de nos jours.
Donc, la question de la langue ne relève pas de la simple fixation identitaire, même si diverses formes de représentations et de revendications sociales, culturelles et cultuelles s’y greffent habituellement. Elle figure au cœur du questionnement de l’ordre inégalitaire en place, qui, quoique critiqué de tous côtés, s’avère si retranché et, à l’évidence, irréformable. Le chemin s’est avéré laborieux dès le départ. D’abord, à peine six ans après la réforme historique du 4 octobre 1962, le régime initiateur est renversé par le premier coup d’État de notre histoire postcoloniale et le processus perd de son élan. S’effrite alors l’énergie volontariste des formateurs et jeunes enseignants qui avaient cru en la nouvelle voie. « À la malienne », oserais-je dire, la réforme ne sera ni abandonnée ni promue. Elle continuera de vivoter grâce au dévouement de pionniers - d’aucuns diraient d’illuminés -, qui refusaient d’abandonner totalement la cause.
Ainsi, même sans l’enthousiasme du départ, se poursuivait le travail de codification des premières langues désignées lors de la rencontre de l’UNESCO à Bamako en 1966 (bambara, peul, songhay et tamasheq). D’autres langues s’y ajouteront et la création de la Direction nationale de l’alphabétisation fonctionnelle et de la linguistique appliquée (DNAFLA) permettra de rassembler les unités linguistiques sur place, de les équiper avec des instruments simples mais efficaces de reprographie et de diffusion de documents divers et variés dans les langues nationales, la plupart destinés à l’alphabétisation des adultes en zone rurale. En même temps, l’agence de presse nationale publiait depuis les années 1970 trois magazines (en bambara, peul et soninké) pour le même public. Ces publications si simples sont aujourd’hui des trésors pour la recherche linguistique.
Dans les années 1980, les écoles expérimentales en zone cotonnière, avec l’initiation à la lecture et à l’écriture en bambara, suivie de l’introduction du français, allaient convaincre par les meilleurs résultats obtenus par les apprenants, même dans la maîtrise du français. C’est ce succès expérientiel qui allait inspirer l’expansion du programme aux autres langues à travers le pays. Hélas, sans le même niveau de préparation que dans les écoles pionnières : insuffisances dans la formation des enseignants, la production du matériel didactique et le suivi des cursus scolaires. Par exemple, dans le meilleur des cas, l’école bilingue s’arrêtait à la fin de l’école primaire. Les promesses de prolongement au secondaire n’étant pas tenues, la « nouvelle école fondamentale » allait vite perdre toute crédibilité. Pourquoi s’investir dans une expérimentation qui finirait, de façon si prévisible, en queue de poisson ? Tout de même, quel gâchis de voir s’effilocher l’enthousiasme palpable des enseignants et administrateurs entre 2003 et 2008, lors de mes visites dans des écoles de Gao et alentours où on enseignait en songhay et en français. Tous s’accordaient à dire que les enfants apprenaient vite en commençant l’école dans leur langue maternelle. Ils comptaient déjà bien, parce qu’ils avaient l’habitude de faire des courses dès leur plus jeune âge, de calculer des sommes importantes et de ramener la monnaie à la maison. Un directeur d’école me dit que sa fille savait déjà faire en songhay les additions et soustractions de toute la première année (en français) au bout de la première semaine. Ce n’est pas le cas de toutes les matières, mais même la maîtrise du français semble plus aisée une fois que l’enfant a bien compris les règles de base de sa première langue.
Lors de mon dernier séjour prolongé à Gao, le même directeur, proche de la retraite, me confessait que le programme était si mal engagé qu’il n’avait plus la moindre certitude sur son maintien. La formation spéciale des enseignants était constamment écourtée, à trois mois, puis quarante jours. Nous en fîmes l’expérience à l’école de mon village, Bagoundié, à la rentrée scolaire d’octobre 2008. Les institutrices chargées des deux premières années n’avaient simplement pas fait la formation. Par conséquent, au lieu de commencer, comme il se devait en songhay, elles débutaient les cours en français. Le directeur d’école s’avoua impuissant face à cette entorse flagrante au fondement même du système bilingue appelé « pédagogie convergente ».
Cet aveu fut décisif dans ma propre compréhension du problème. Le bien-fondé pédagogique de l’enseignement bilingue n’est pas à remettre en question. Le fait est que depuis octobre 1962, tous les efforts successifs se sont plutôt heurtés au même écueil : un départ euphorique suivi d’une perte d’élan plus rapide encore. Ainsi, je me prépare à aller à la rencontre sans beaucoup d’illusions. Je sais que l’on va parler avec beaucoup de verve et d’émotion des langues du pays promues au rang de « langues officielles ». Et pourquoi pas de la « rétrogradation » du français de « langue d’expression officielle » au statut de « simple » langue de travail ?
Le doyen qui m’invite est un fervent partisan de la modernisation de nos langues et de leur déploiement dans toutes les sphères de la vie nationale. J’en connais tant d’autres comme lui, jeunes et vieux, qui ont consacré leur vie à travailler sur une ou plusieurs langues. Ils devraient être reconnus comme les héros d’une cause commune si fondamentale, mais leurs noms demeurent malheureusement inconnus, même dans leurs cercles professionnels immédiats.
Arrivé une heure avant le démarrage des travaux, j’ai eu le temps de faire un tour de la grande cour qui abrite l’Académie malienne des langues (AMALAN) et le Centre des ressources de l’éducation non formelle (CNR-ENF), deux institutions héritières de l’ex-DNAFLA qui attestent de la continuité et des ruptures dans la mise en œuvre de la politique linguistique nationale. Les écriteaux de l’AMALAN m’interpellent déjà. Ils sont en français et en bambara, tout comme ceux des ministères en ville et dans la Cité administrative. Ceci se comprend dans le contexte sociolinguistique du district et de sa région ; mais au-delà, comment se passe l’inscription officielle des langues nationales dans l’espace public ? Est-ce que le même traitement est réservé aux langues principales des autres capitales régionales ? Je ne l’ai pas remarqué dans mes déplacements antérieurs à l’intérieur du pays. Tout de même, c’est bien l’enjeu de la séance de réflexion à laquelle je suis invité.
Je me rappelle la longue réunion que j’ai eue avec deux hauts cadres de l’AMALAN en octobre 2022. Ils m’ont présenté en détail le programme en cours de l’académie, ce qui m’a permis de cerner davantage les contours de sa mission à l’ère de la numérisation accrue du quotidien. Au fil de l’échange, nous avons touché au mode de production des ressources en langues nationales. On me montre un nombre d’ouvrages de tailles diverses publiées dans les différentes langues. Le maintien des unités linguistiques perpétue le mécanisme de l’ère DNAFLA. Les spécialistes des langues travaillent en équipe pour développer des documents de base pour leurs communautés linguistiques, mais ils côtoient également leurs collègues en charge des autres langues. Souvent un modèle de base simple est utilisé pour reproduire le même contenu tout en adaptant certains éléments socioculturels aux terroirs ou milieux des locuteurs. Dans quelques cas, le système a servi à créer un ouvrage dans les différentes formes de la langue parlées de part et d’autre des frontières nationales, pourtant régies par différentes règles d’orthographe et de grammaire (songhay au Mali et Niger, par exemple).
Cependant, j’ai été surpris lorsque l’un des hôtes a fait une remarque étonnante, pour ne pas dire incongrue : l’académie produit sa documentation dans les différentes langues même si « tous les Maliens parlent le bamanankan (bambara) ». Je lui fais savoir que, bien que cette affirmation me soit familière, elle ne correspond aucunement à la réalité du terrain, que la pluralité des langues n’est pas un décor de bonnes manières ou de bienséance. Évidemment, la familiarité du propos a fait que je ne suis guère surpris, seulement un peu perplexe, même désemparé de rencontrer une telle attitude au sommet de l’aménagement linguistique, de la politique nationale dont tout le monde se dit fier, apparemment sans y croire vraiment.
La salle compte déjà une vingtaine de présents quand j’y prends place. Sur la liste d’il y a trois jours, j’étais le dernier des onze participants ; donc je m’attends à une séance en petit comité. Mais, démarrant près de trois-quarts d’heure après l’heure annoncée, la salle compte une centaine de personnes et continue à se remplir toute la matinée. La cérémonie d’ouverture a été en soi un moment d’alerte. Après un tour presque complet de la salle durant lequel chaque participant s’est présenté, la plupart en français et quelques-uns en bambara, le maître de cérémonie intervient avec une longue invocation en bambara pour souhaiter la bienvenue à tout le monde et nous exhorter à nous appliquer pour assurer le succès des travaux. Il en fait un résumé suffisant en français. Le représentant du ministre de l’Éducation lui a emboîté le pas en se présentant en tamasheq. Cette scène de ménage au présidium semble avoir amusé une partie du public, mais pour moi, elle recèle ou renvoie les « signaux faibles » du dilemme linguistique malien. Le pays qui a si tôt articulé, puis proclamé l’esprit du « multilinguisme fonctionnel convivial » comme base d’entente polyphonique, ne semble pas encore avoir défini un protocole pour remuer plus d’une langue dans la même bouche dans l’espace public – surtout dans un contexte officiel.
Mais, cette lettre est déjà bien longue... Dans la prochaine, j’espère te faire un compte rendu de la « grande parole ».