Sixième lettre de Bamako : « Peut-on en parler ? »

Publié le 21 juin

Voici ma sixième lettre du Mali, où j’aborde la question politique de la langue. Elle fait suite à ma lettre précédente sur le « Tire-langue malien ».

par Mohomodou Houssouba
Chercheur associé au Centre d’études africaines de l'Université de Bâle.


Bamako, le 13 octobre 2023

Chère amie,

la dernière fois, j’ai parlé de la journée de réflexion sur la politique linguistique du Mali après le référendum du 18 juin 2023 et la nouvelle Constitution promulguée le mois suivant. La reconnaissance des 13 langues nationales comme langues officielles marque un tournant dont la signification et la portée ont été diversement appréciées par les acteurs politiques à l’intérieur du pays et les observateurs internationaux. Que signifie en fait, ou en fin de compte, une telle redéfinition des termes ? À quelles conséquences ou retombées pratiques devrait-on s’attendre à court et moyen terme ?

Il s’agit de la traduction d’une vision politique en action sociale. En effet, l’interprétation idéologique de l’officialisation des langues du pays prédomine dans un premier temps. Le flux éditorial courant en fait une « rétrogradation » de la langue française, dorénavant « réduite » à l’humble statut de « langue de travail », alors qu’elle a longtemps été l’unique « langue d’expression officielle ». Côté français, le commentaire s’appesantit sur le déclassement géopolitique de la France au Mali – le symbole inéluctable du déclin de son influence intellectuelle, culturelle et diplomatique dans les pays du Sahel. Dans la foulée, le Burkina Faso aussi déclare l’officialisation de ses langues nationales. Vu les tensions persistantes et l’impasse diplomatique de l’actuel régime français dans la région, le regard du « déclinologue » métropolitain s’aiguise davantage dans ce sens.

Cependant, ces interprétations franco-centrées, quoique compréhensibles dans le contexte actuel, passent souvent à côté du sujet. En un mot, elles cristallisent d’une part les angoisses des sujets d’une puissance en cours de rétraction drastique et de l’autre les projections d’émancipation effective de la part des dirigeants et sujets de territoires autrefois colonisés par la France. L’expérience coloniale française s’est distinguée par la rigidité de son monolinguisme institutionnel reproduit à travers l’empire, avec le français comme unique langue de l’école et de tout ce qui suit. L’interdiction de parler les langues autochtones, même dans la cour de récréation, à plus forte raison en classe, symbolise l’obsession de contrôle linguistique qui a été au cœur de nombre de récits d’anciens élèves de l’école coloniale. La littérature francophone africaine de la première heure abonde en anecdotes autour du « symbole », cet objet stigmatisant que doit porter l’élève qui a été surpris en train de parler sa langue maternelle et qui doit tout faire pour s’en débarrasser en trouvant un autre preneur.

La pratique du symbole repose sur la surveillance mutuelle et la délation permanentes pour bouter les langues « indigènes » hors de la sphère publique, du moins dans le cadre formel qu’est l’école, le terrain de préparation du sujet colonisé à un espace linguistiquement et culturellement francisé. Elle constitue un pendant de l’administration coloniale, chargée de contrôler de vastes territoires avec un personnel limité. Sans un certain conditionnement idéologique ou degré d’acculturation, la tâche s’avère impossible. Ainsi, le projet d’assimilation est indéniable, même indispensable du point de vue de l’administration coloniale. Néanmoins, ses chances de réussite devaient rester modestes, vu l’infime minorité de sujets alphabétisés pendant un peu plus de sept décennies de colonisation à présence variable sur l’étendue du vaste territoire administré. Même si on inclut les anciens combattants et autres personnes ayant appris le français « sur le tas », le pourcentage de locuteurs francophones demeure minuscule, et l’usage de la langue plutôt confiné au cadre formel ou officiel en milieu urbain.

Panneau d’information des chemins de fer maliens, gare de Bamako, 2023.

C’est dans ces conditions que, deux ans à peine après l’indépendance, les nouvelles autorités maliennes engagent une réforme de grande ampleur. Elle vise d’abord à réorganiser l’école pour l’orienter vers la formation rapide et efficace de la masse de jeunes laissés pour compte dans le système antérieur conçu pour instruire un corps réduit de personnel subalterne – instituteurs, commis de bureau, fonctionnaires de bas rang, agents de sécurité. Ce pari d’une formation de masse et de qualité formulé par les autorités postcoloniales semble peu réaliste en l’état, mais il propose une vision qui inspire un grand nombre de jeunes à s’engager dans une formation pédagogique et à partir enseigner dans les coins les plus reculés du pays. Et même si la réforme ne déloge pas le français comme langue d’instruction, elle porte en elle l’idéal de l’abandon des pratiques « glottophobes » les plus néfastes de l’école coloniale.

Le changement commence d’ailleurs par la terminologie : les langues « indigènes » ou « vernaculaires » sont appelées désormais « langues nationales ». Le choix linguistique s’étend à d’autres langues véhiculaires – l’anglais, mais aussi l’arabe, déjà présent dans sa forme archaïque à l’école coranique traditionnelle, le russe, mandarin, hindi, vietnamien, swahili, indonésien, entre autres. Même s’il s’agit d’une profession de foi pour la plupart de ces langues, le chinois va être introduit assez tôt dans un lycée de Bamako et le russe se répand davantage avec la coopération soviétique dans la formation post-secondaire, qui englobe la construction de plusieurs grandes écoles et les bourses d’études abondantes qui vont permettre à des milliers d’étudiantes et d’étudiants maliens de se former dans les 15 républiques de l’ex-URSS. D’autres contingents seront formés en Yougoslavie, aussi bien que dans d’autres pays du bloc de l’Est et en Chine. La réforme scolaire marque ainsi une ouverture sans précédent sur l’extérieur. Même s’il y a eu une réduction drastique suite à l’effondrement de l’URSS, le Mali, pays sahélien enclavé, compte encore un taux élevé de cadres formés dans des langues autres que le français et l’anglais. On peut s’imaginer comment cette richesse en compétences linguistiques aurait pu être mise à profit autrement, pour élargir et approfondir, de manière créative, la bibliothèque littéraire et scientifique du pays.

L’effet le plus important aurait dû se faire ressentir de l’intérieur, à travers la scolarisation en langue locale et l’accès aux connaissances endogènes et au savoir universel par le biais des langues du pays. À cet égard, la notion qu’un apprentissage ancré, aux acquis durables, se réalise davantage dans la première langue de l’enfant, peut paraître évidente. Mais, l’Afrique subsaharienne demeure un cas exceptionnel d’extraversion linguistique, dans la mesure où les élites sont presque exclusivement formées dans des langues étrangères acquises à l’école au bout de longues années d’apprentissage, d’abord pour maîtriser la langue, ensuite pour y acquérir des connaissances avancées. Ce lourd investissement crée à la fin un paradoxe singulier, la valorisation de la langue étrangère comme médium ou véhicule exclusif de formation académique, aussi bien que de production littéraire, intellectuelle et scientifique. Il crée les ressorts d’une résistance inavouée, mais farouche dans sa capacité à déjouer toute velléité de réforme du système.

Panneau présentant un projet de coopération internationale.

La réforme d’octobre 1962 ne prône pas l’expulsion du français comme langue d’instruction et de communication académique, mais elle vise à diversifier le champ, en réservant les première et deuxième étapes de scolarisation aux langues locales ou nationales avant d’introduire le français, l’anglais ou une autre langue internationale. Le multilinguisme académique résultant serait un atout pour une coopération transrégionale reflétant l’esprit de la Conférence de Bandung (1955) qui, avant les indépendances africaines, a dessiné les contours du positionnement géopolitique des pays non-alignés – avec une orientation marquée contre la poursuite de la colonisation et de la domination perpétrées par les puissances occidentales sur le reste du monde. Le Mali, dirigé par un régime allié au monde socialiste-communiste et attiré par les politiques de décentralisation linguistique, comme celle adoptée pour les républiques soviétiques et entités régionales, entreprend un travail de codification des langues, en majorité dépourvues d’alphabet standardisé ou de tradition littéraire. La proximité idéologique avec une vision quasi utopique de l’intégration des minorités au sein de la communauté politique par la prise en compte des 130 langues reconnues de l’URSS, malgré la prééminence du russe, inspire davantage le régime socialiste malien que le monolinguisme officiel de la France.

Il va sans dire que le cas malien renferme son propre paradoxe et une dissonance entre aspiration et habitude. À l’avènement de l’indépendance, les acteurs de la réforme sont eux-mêmes les fruits de l’école et de l’administration monolingues héritées de la colonisation française. Les cadres formés sont également peu nombreux et insuffisamment expérimentés pour effectuer le genre de transformation radicale et systémique qu’implique la réforme annoncée. En plus, les turbulences politiques deviennent de plus en plus éprouvantes (grèves au sud, rébellion au nord), suivies de répressions tout aussi violentes. Le coup d’état du 19 novembre 1968 vient sonner le glas d’un régime assiégé et affaibli. Cette chute brutale coupera pour longtemps l’élan de la réforme linguistique articulée à peine six ans plus tôt. Même sans rupture déclarée, le processus s’enlise inexorablement.

Capture écran d’un clavier en songhay.

Le 5 octobre 2023, pour une énième fois, les pionniers et acteurs du domaine se rassemblent pour relancer le débat et reprendre l’initiative. Le contexte a changé considérablement depuis. Loin des feuilles dactylographiées du 4 octobre 1962, c’est le numérique qui domine le quotidien avec son déploiement d’ordinateurs, de tablettes et de smartphones. Les appareils portables constituent le parc informatique populaire du jour. Cet espace numérique « vernaculaire » s’étend à toutes les catégories sociales, du fond du grand marché de ville aux confins des plaines de pâturage et de labour. Ce qui n’a pas changé : la pénibilité persistante de faire la moindre saisie de texte dans chacune des nouvelles langues « officielles » du Mali. Exception faite du hasanya (arabe), il n’existe pas de clavier sur un ordinateur ou téléphone, pas de polices dédiées aux caractères spéciaux, pas d’outils commodes comme un correcteur orthographique, etc. Les travaux de la journée se sont déroulés en français, avec quelques propos tenus ci et là dans une langue nationale ou l’autre. La loi organique, dont le contenu est en discussion, a été rédigée en français et sera éventuellement traduite dans les langues du pays ; ce qui est déjà un acte fort et qui devient la règle ces dernières années. Bien sûr, la capacité de lire des textes denses, remplis de termes juridiques ou autrement spécialisés reste très limitée au sein de la population.

L’octroi du statut de langues officielles à treize parlers du pays est un symbole fort qui résonne auprès de publics différents, pour des raisons diverses et variées. Cependant, qu’on soit enthousiaste ou sceptique, rien ne change au fond dans un avenir proche. Est-ce à dire que l’exercice est sans intérêt ou conséquence ? Pas exactement. La richesse des expériences vécues sur plusieurs décennies par des acteurs et protagonistes de premier plan, appartenant à différentes générations, la relecture intertextuelle des différentes lois qui ont façonné le discours et la disposition officielle vis-à-vis de la question linguistique, la production documentaire et les pratiques pédagogiques des praticiens de domaines et milieux variés, tous ces éléments marquent la densité de la mémoire collective et la maturité de la réflexion face à un sujet complexe mais constamment abordé, engagé, remanié et tiré dans un sens ou dans l’autre, au gré des sensibilités politiques et constellations idéologiques. Mais cette richesse du discours malien sur la question linguistique, la générosité de sa conceptualisation sociopolitique (« multilinguisme fonctionnel convivial ») et l’apparente coexistence pacifique entre les langues, se jouxtant parfois à plusieurs sur un même territoire, ne rendent pas nécessairement compte des remous et ressentiments suscités par les pratiques publiques observables au quotidien. Car, au Mali comme ailleurs, la langue n’est jamais un sujet anodin. Tout au contraire, avec elle, on plonge très vite dans les conflits de perception, les raccourcis et préjugés qui abondent dans le débat public, mais davantage dans les échanges privés. La géographie et la démographie à elles seules imposent la vision dominante qu’on trouve dans le sud du Mali, où l’identité malienne même tend de plus en plus à être assimilée à la capacité de parler le bamanankan (bambara).

Le 4 octobre, 61 ans jour pour jour après la réforme de 1962, je participe à un atelier avec une contribution personnelle sur les atouts et défis du plurilinguisme dans la conduite des projets de développement. Malgré toutes les précautions que j’ai prises pour déblayer le terrain, en repassant sur la carte du Mali et du Sahel, en insistant sur la réalité des barrières et passages que constitue la multiplicité des aires linguistiques, les implications pratiques pour la communication entre travailleur public (fonctionnaire, humanitaire, agent de sécurité) et résident, les propos sommaires se succèdent durant la discussion. Un des participants commence par dire qu’il comprend le besoin de ménager les sensibilités de locuteurs des autres langues, tout en affirmant que « tous les Maliens comprennent le bambara », une affirmation accueillie par des hochements de tête soutenus. Une réaction suffisamment familière pour ne pas faire scandale. Il faut pourtant rappeler à ces travailleurs que c’est inexact et problématique pour leur travail, qui concerne la santé maternelle et infantile. En un mot, si on change la langue de communication du français au bambara uniquement, on atteindra peut-être un peu plus de gens, mais pas beaucoup dans certaines zones, et pas tous, même dans les endroits où le bambara est très présent à côté d’autres langues . On investira dans la production coûteuse de documents qui ne seront d’aucune utilité dans beaucoup de contrées ; on aura formé des traducteurs qui ne pourront pas travailler dans des régions entières. Réaffirmer une évidence aussi élémentaire ne nie en rien la position actuelle du bambara comme langue véhiculaire principale ; en fait, elle rétablit la simple réalité qu’il n’existe pas en ce moment une langue unique du pays. Tout comme le wolof au Sénégal, un exemple donné par des participants en ligne depuis Dakar.

Les divergences ne manquent donc pas. La seule différence est le rapport que chaque personne entretient avec la langue ou les langues qu’elle parle ou comprend. Plus tard, une participante me rapporte les confidences de personnes parlant des langues minoritaires maliennes, parfois issues de mariages interethniques ou vivant dans des foyers mixtes. Certaines admettent la pression à taire leur langue maternelle en public ou devant leurs enfants. La stigmatisation par la langue ne se manifeste peut-être pas au même niveau que celle basée sur l’ethnie, mais elle est réelle et cause de vrais troubles dans les vies privées et professionnelles des gens. Et pourtant, la question de la langue, des identités réductrices, des raccourcis et amalgames associés demeurent à ce jour dans l’ombre, dans un débat public malien accaparé par les grands sujets du moment : insécurité, terrorisme, souveraineté, franc CFA

Bien à toi

Mohomodou Houssouba


Image du bandeau : Bamako, décoration d’un restaurant.
Photographies : Mohomodou Houssouba.
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