Bamako, le 9 octobre 2023
Chère amie,
j’ai retrouvé sur mon disque externe, sous la rubrique « Lettre du Mali », une compilation de petits textes que j’avais écrits autrefois. Le billet du 22 décembre 2000 commence avec deux citations. L’une, attribuée à l’éditorialiste Jacques Rosenblum, me paraît particulièrement à propos : « La péninsule de la Floride compte et se querelle ; mais compter et se quereller, c’est toujours espérer » (RFI 15.11.2000). Aussi, pour le Mali qui débat et se débat, l’espoir est-il permis ?
L’autre jour, je disais à des amis qu’au Mali, si on veut noyer son chien, on l’accuse de « démocratie ». On en a ri, et l’un d’eux a repris la boutade à haute voix, comme lorsqu’on soulève un bébé rieur au-dessus de sa propre tête. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un de ces moments où un propos semble résonner dans la conscience collective, où une image touche à l’œil intérieur de l’assemblée. On n’a pas besoin d’être d’accord pour se rendre compte de la jonction des points épars, dans l’instant. Et pour dire les choses comme elles sont, ce n’est pas le bon moment pour parler de démocratie au Mali, ni ailleurs dans son voisinage immédiat. Quel que soit le régime en place, les populations semblent sérieusement fâchées contre l’idée démocratique.
Cet état de fait dure depuis un certain temps, mais depuis le putsch militaire d’août 2020, l’assaut est direct et aucun coup n’est retenu. On dénonce à tout vent la « démocratie occidentale », ce cadeau empoisonné que les impérialistes néocolonialistes ont filé aux dirigeants africains pour les assujettir et les maintenir au service des intérêts occidentaux. La mise en accusation passe par un bilan accablant des trente et quelques dernières années. C’est-à-dire depuis la chute du régime militaire et du parti unique le 26 mars 1991, suivie d’une transition de quatorze mois, des premières élections multipartites en 1992 et de l’avènement de l’ère dite démocratique incarnée par les deux mandats complétés du président Alpha Oumar Konaré. C’est l’exception en la matière en 63 ans d’indépendance.
Ces dix années, qui ont profondément changé le Mali, sont aussi diversement appréciées par les acteurs politiques et différentes couches de la population. De nos jours, la période est assimilée à la « mauvaise gouvernance » – avec un grief incontournable, la corruption rampante et enracinée dans l’administration, la politique et l’économie. Aucun secteur n’est épargné, ni même l’armée dont les scandales financiers ont miné le régime de feu Ibrahim Boubacar Keïta dès le début. Le sous-équipement et l’extrême désorganisation de l’armée lors de la rébellion de 2012 sont imputés à la corruption qui a continué à se répandre sous le successeur de Konaré, Amadou Toumani Touré, renversé dans la foulée le 22 mars 2012.
Alors, comment défendre la démocratie face à un tel état des lieux ? Comment prendre la parole dans un débat si empoisonné ? De quel pas avancer sur un terrain si miné ?
J’ai refait face à ce dilemme deux jours après le débat houleux au milieu de mes collègues et amis sur la direction de la gouvernance politique du pays. Invité chez un cousin aîné pour un déjeuner, je me suis retrouvé, non comme spectateur ou auditeur en retrait, mais comme protagoniste de premier rang dans un échange vif et émotionnel sur le rôle des intellectuels dans la crise que traverse le pays actuellement. Je ne me rappelle d’ailleurs plus à quel moment notre causerie joviale a viré à la vive polémique. À un moment donné, notre hôte a commencé à faire les éloges de ceux qu’il appelle les « jeunes militaires » au pouvoir ou les « jeunes qui ont pris leurs responsabilités » en coupant les liens avec la France et l’Occident. Il a commencé à parler de l’objectif inavoué de la France de maintenir le chaos dans le Sahel pour rester seul maître à bord. Ce n’est d’ailleurs pas ce propos assez courant que j’ai contesté. Plutôt la méthode et le discours des autorités, l’image qu’ils donnent du Mali. Là, il est tout en phase avec tout ce que disent les différents membres du gouvernement et les influenceurs qui font le relais de la messagerie officielle sur les réseaux sociaux – les mêmes espaces où l’on repère les contradicteurs et critiques pour les mettre en prison. Son leitmotiv martial infléchissable : Le Mali a besoin de discipline, d’une main forte…
Bref, nous revenons aux preuves qui permettent d’accuser la France d’armer en sous-main les terroristes. Il répond comme tant d’autres, que l’accusation en elle-même est une pièce à conviction. Nul besoin alors d’en fournir davantage parce que tout le monde le sait ; les autorités ne vont pas s’engager à faire de telles déclarations sans la moindre évidence. J’essaie de comprendre. Alors, tout dépend de moi, citoyen malien. Si je crois aux dires de mon gouvernement, tout est dans l’ordre. Je ferai acte de foi ; ce qui n’est pas le cas de mon questionnement actuel. Il exprime sa perplexité, comme face à un cas de blasphème de la part d’un parent mécréant qu’on a du mal à dénoncer à la police religieuse. Il me rappelle ainsi mon rôle en tant qu’intellectuel d’un pays qui a besoin de ma voix pour soutenir la cause nationale incarnée par les mots et les actes des « jeunes au pouvoir ». Il enchaîne, je paraphrase : c’est le drame de ce peuple d’avoir des fils qui n’y croient pas ou plus, du moins pas suffisamment pour le défendre dans le concert des nations.
Bien sûr, cette interpellation, mêlant morale privée râlante et éthique publique, ne me laisse guère indifférent. J’y suis sensible, car je me reconnais dans l’impératif d’urgence existentielle qu’il invoque. Qui suis-je et que puis-je faire pour soutenir la cause nationale à cette jonction de notre histoire ? Dois-je démontrer ma loyauté en niant mes doutes ? La pensée critique est-elle un frein à la solidarité collective ? Pour moi, ces questions vont au cœur du problème. En plus, sur un plan purement personnel, même si, par le passé, nous avons discuté de façon contradictoire sur des questions de société, pour la première fois, l’échange a pris un ton émotionnel, au point que mon interlocuteur apparaît secoué dans tout son corps. Au passage, c’est l’une des personnes les douces et chaleureuses qu’on puisse rencontrer sur cette bonne terre. Mais, là, il semble au bord des larmes.
Mes deux compagnons suisses, qui ont suivi la scène sans dire mot, m’ont également exprimé leur étonnement. La personne qui le connaît depuis 23 ans avoue ne l’avoir jamais vu autant agité et désespéré. Elle-même aurait perçu un rendu visible du seuil d’impuissance et de désespoir face au gâchis qu’on nomme communément « crise malienne ». Elle trouve dans ce corps amaigri mais farouchement batailleur l’esprit de quelqu’un en deuil, de son pays, de sa famille, de l’avenir de ses enfants et de ses petits-enfants. Pour cela, après coup, je lui donnerais raison, regrettant la scène, même si notre discussion à chaudes gorgées n’a été en aucun moment désagréable. C’est d’ailleurs d’autant plus blessant que nous sommes tous sensibles et touchés directement par la grande perte d’humanité et de lien filial avec notre terre. Nous avions tous l’habitude de prendre le bus pour Gao pour faire un tour des familles. Nous y envoyions nos enfants pour renouer les liens avec leurs cousins et cousines, tantes et oncles et les doyennes et doyens appelés invariablement grand-mères et grands-pères.
Lui, retranché dans sa grande maison sur la route de Koulikoro, à une heure du centre-ville, moi résidant sur les bords du Rhin en Suisse, nous partageons la même douleur de la rupture, coupés que nous sommes, comme des abeilles de leur ruche. Peut-être, plus que l’état du pays délabré après tant d’années de déshérence, de cruauté et d’automutilation, est-ce cette peine intime qui nous envahit secrètement, par effusion. En écrivant ces mots, je me dis que mon aîné a quand même l’avantage de l’appartenance et de la loyauté incontestées qui le rassurent au quotidien en compagnie de celles et ceux qui acceptent ou partagent son ressentiment, sans arrière-pensées, du moins sans réplique audible.
Évidemment, l’acquiescement systématique n’a jamais été mon fort. Je le dois à mes parents, surtout à mon père qui avait son opinion sur tout et ne trouvait jamais du bien à dire d’une personne qui « prétendait » être d’accord avec tout le monde ou taisait ses convictions pour ne pas se faire remarquer. Oui, je regrette ce moment d’inconfort, mais j’ai encore de la peine à voir comme il en aurait pu être autrement.
Quant à la démocratie, je n’en ai jamais porté l’évangile, même à ses heures de gloire sous nos tropiques. Tout de même, je me permets de contredire les révisionnistes qui mettent tous les maux des trente dernières années au compte de la « démocratie » ; quoi que cela puisse signifier. D’abord, de 1968 à 1991, le Mali a vécu non seulement sous la dictature militaire, mais également dans la misère la plus abjecte. L’appeler un « pays en voie de développement » serait déjà un compliment insincère. L’état piteux de l’armée s’est révélé juste après la chute du général Moussa Traoré.
Tout était à faire. La démocratisation de l’espace public – de la presse et des médias à la littérature – a ouvert le pays au monde. Elle était une étape cruciale dans les luttes incessantes contre la dictature, l’arbitraire et le profond mal-vivre découlant de la captation des maigres ressources du pays par une petite clique militaire, puis militaro-civile, après l’instauration du parti unique. Oui, c’était la corruption à ciel ouvert sans même le droit d’en parler. Tout dissident avait intérêt à trouver une résidence à Dakar, Abidjan, Paris. Les salaires des fonctionnaires étaient minables et étaient versés avec un retard de trois à cinq mois. Pareil pour les bourses des étudiants que nous étions, à mille lieues de nos familles. J’avais étudié dans ces conditions à l’École normale supérieure de Bamako entre 1984 et 1988. C’était l’époque des plans d’ajustement structurel, du démantèlement criminel du maigre service public mis en place avec toutes les peines du monde, de la répression violente des grèves des travailleurs et des marches des élèves et étudiants.
Le coup fatal : la rébellion qui éclate dans le nord-est en mai 1990 et les Accords de Tamanrasset signés dans l’urgence par le même régime. À Bamako, les femmes et travailleurs du secteur informel rejoignaient les syndiqués, élèves et étudiants, entre fin 1990 et début 1991. Ainsi tomba le régime CMLN-UDPM de Moussa Traoré au bout de 23 ans. La « démocratie », s’il en était une, n’avait jamais paru sur un plateau d’argent à La Baule, sur simple injonction du président François Mitterrand.
J’essaie de retisser la trame du récit, de redresser le parchemin face aux fresques fantaisistes peintes au goût des chefs du jour – et je veux insister sur la nécessaire polyphonie dans l’écriture de notre histoire tourmentée, au cheminement encore si incertain. Je dis que même si la démocratisation n’était pas encore la « démocratie », en tant que processus, elle demeurait une étape cruciale de l’ouverture de la société malienne. Les germes de la société ouverte ont été le ferment de la résistance civile contre l’occupation brutale et la tentative d’oblitération de l’État malien dans le nord malien, notamment dans les centres de résistance urbains comme Gao et Tombouctou.