L’association Refuges Solidaires est née dans l’urgence en 2017. Cette année-là, les personnes en exil qui traversaient la montagne frontalière se sont trouvées par centaines dans les rues. Des Briançonnaises et Briançonnais ont alors décidé de leur venir en aide, mais aussi d’œuvrer pour leur ville. À l’époque, la Communauté de Communes avait mis à disposition un local, mais la convention n’a pas été renouvelée par la municipalité actuelle. Grâce aux dons de nombreux particuliers et au soutien de plusieurs fondations, un ancien sanatorium dénommé les Terrasses a pu être acheté par une société civile immobilière regroupant ces financeurs solidaires. Refuges Solidaires et d’autres associations partenaires (Tous Migrants, Médecins du Monde, EKO !/Low-Tech et réfugiés) s’y sont installées en 2021.
Une association, Les Terrasses Solidaires, regroupant ces associations utilisatrices du lieu, a été créée pour établir un bail avec la SCI et administrer collectivement le bâtiment conformément à la raison d’être de l’association définie ainsi dans ses statuts : « Les Terrasses Solidaires est un lieu partagé, d’expérimentations sociales, solidaires et écologiques, regroupant des acteurs non-lucratifs qui s’investissent pour l’accueil (hébergement, accès aux soins, accès aux droits, insertion, valorisation des personnes et de leurs compétences, etc.), la dignité, l’inconditionnalité, et l’égalité des droits des personnes exilées, la résilience du territoire, la préservation de l’environnement et autres causes d’intérêt général. L’association offre un espace ressource, cogéré démocratiquement par et pour les acteurs qui les composent, dans un esprit d’entraide et de complémentarité. Par son action, l’association contribue à la vision d’un territoire briançonnais accueillant, résilient, et respectueux des droits fondamentaux. »
Le nombre quotidien de personnes accueillies a progressivement augmenté et dépassé la capacité d’accueil autorisée de 64 lits. Au cours de l ’été 2023, jusqu’à 320 personnes exilées ont trouvé refuge dans ce bâtiment, ne permettant plus d’assurer un accueil inconditionnel et digne et obligeant à fermer provisoirement ses portes.
Aujourd’hui, des milliers de personnes exilées trouvent chaque année aux Terrasses un accompagnement et un abri. Ce lieu partagé offre à toute personne se trouvant sur le territoire français un accueil inconditionnel et digne.
Un projet citoyen
Les projets comme celui des Terrasses posent une question de fond : quelle part incombe aux citoyennes et citoyens dans la bonne marche de la société ? En sommes-nous les véritables actrices et acteurs ou juste des figures passives ? Aujourd’hui, les institutions européennes s’inquiètent d’un phénomène longtemps passé inaperçu, celui du désengagement de la société civile, faute de soutien :
« En raison de leur large éventail d’activités qui les ancrent dans la société, notamment l’éducation, la défense et la représentation, ou de leur fonction de prestataires de services et de soutien aux citoyens, les acteurs civiques jouent un rôle crucial dans la promotion, le contrôle et la protection des droits fondamentaux et des principes de nos sociétés démocratiques sans chercher à obtenir le pouvoir politique pour eux-mêmes. Leur proximité avec les citoyens et les communautés leur permet d’observer les effets des politiques publiques et du discours politique sur la vie des citoyens, et d’être témoins des discriminations et de la précarité. Lorsque les droits fondamentaux, les principes démocratiques ou l’état de droit sont érodés ou attaqués, ils jouent un rôle clé en effectuant un travail de sensibilisation, en promouvant leur protection et en se mobilisant pour leur défense. »
Parlement européen, Rapport sur le rétrécissement de l’espace dévolu à la société civile en Europe, 22.2.2022.
Les associations regroupées au sein des Terrasses Solidaires jouent un de ces rôles clé en prenant en charge l’aide aux personnes qui ont passé le col de Montgenèvre, mais aussi en évitant au beau site touristique de Briançon le problème du sans-abrisme que connaissent nombre d’autres villes. On sait que l’hospitalité et la solidarité caractérisent la culture montagnarde des Hautes-Alpes, mais les Terrasses contribuent aussi à assurer un vivre-ensemble harmonieux. Les Briançonnais
es l’ont bien compris et soutiennent ce projet citoyen, comme le rappelle Luc Marchello, l’un des responsables du centre. C’est un fait : les personnes en exil passent par cette porte transalpine et il est irrationnel de vouloir nier le phénomène. Alors autant l’aborder avec intelligence, dans l’intérêt général.Faire en sorte de préserver la sécurité et la dignité des personnes est non seulement un devoir humain, mais aussi une obligation légale et il est de la responsabilité de l’État d’assurer l’hébergement d’urgence. Or il n’en est rien. Le manque dramatique de centres d’hébergement crée et maintient artificiellement une crise humanitaire de l’accueil.
La frontière franco-italienne se trouve à 20 km de Briançon, juste avant la ville italienne de Clavières. Passer par le col de Montgenèvre par la route nationale ne présente en soi aucune difficulté, mais la répression policière pousse les gens toujours plus haut dans la montagne, au péril de leur vie. Au refuge arrivent ainsi des personnes épuisées qui ont besoin de se ressaisir quelques jours avant de continuer leur route.
Ce dispositif pose ainsi un problème éthique, mais aussi un problème de financement public. Dans le Briançonnais, la présence policière (police aux frontières, gendarmes mobiles, force Sentinelle) est montée à 374 personnes en 2023 (source : Tous migrants). En France, 16 000 fonctionnaires et militaires sont mobilisés à temps plein, dont les trois quarts sont des agents de la police aux frontières, soit près de 10 % des effectifs de la police nationale selon la Cour des Comptes. Elle évalue le coût de la politique de « lutte contre l’immigration irrégulière » à environ 1,8 Md€ par an aux seules frontières françaises. Quant au budget de Frontex, il a couté plus de 845 millions d’euros à l’Europe en 2023, sur un budget de 6,4 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Cet argent ne serait-il pas mieux investi dans un accueil bien organisé ?
Il faut donc repenser, ou plutôt, commencer à vraiment penser l’accueil. Penser au monde que nous voulons. Comme le rappelle le président du Medef, Patrick Martin, d’ici 2050, la France aura besoin de 3,9 millions de salariés étrangers si elle veut continuer de garantir nos prestations sociales. Par-delà le principe d’hospitalité, c’est donc en termes de bon sens que la question se pose, car la politique du non-accueil hypothèque l’avenir même de l’Europe.
Paradoxalement, l’immigration est un phénomène minoritaire en France. Sur les 117,3 millions de personnes déplacées de force à la fin de l’année 2023 dans le monde, 69 % ont été accueillies dans un pays voisin du leur. Ces personnes étaient obligées de quitter l’Afghanistan, la Syrie, le Venezuela, l’Ukraine, le Soudan... Or 75 % d’entre elles ont été accueillies dans des pays à revenus faibles ou intermédiaires et non dans les pays riches, comme on voudrait le faire accroire (source : UNHCR).
Voici ce que disent les personnes qui se trouvent au cœur de l’aide humanitaire assurée aux Terrasses solidaires.
Alfred : être cohérent, être juste
Alfred est épidémiologiste. Il a toujours mis ses compétences au service de la collectivité. Il nous explique le dispositif de répression à la frontière et ses heures d’observation au poste de la PAF (Police Aux Frontières) de Montgenèvre. Les montagnes environnantes sont scrutées à la jumelle par des policiers - munis de lampes éblouissantes pour la nuit - et les personnes qui se font prendre sont amenées au poste, interrogées et retenues dans des conteneurs placés dans la cour. Les infractions sont fréquentes : l’intention de demander l’asile est ignorée, les informations ne sont pas fournies, les gens ne sont pas autorisés à appeler un avocat ou un médecin. Alfred note les mouvements, le nombre de personnes arrêtées, la durée de leur rétention. Elles seront toutes ramenées en Italie, mais retenteront immédiatement leur chance, deux fois, trois fois, dix fois, s’il le faut. Selon l’aveu même des pouvoirs publics, cette répression aux frontières est totalement inefficace. L’irrationalité du dispositif, outre qu’il grève inutilement le budget national, crée artificiellement de l’irrégularité et fait la joie des passeurs. Selon François Héran, plus on ferme les frontières, « plus ils relèvent leurs tarifs, plus ils s’enrichissent, sans que la demande de passage se tarisse pour autant ».
Alfred est factuel, il parle d’un ton pondéré de la législation française et internationale, de géopolitique ; il compare les politiques migratoires, leur inanité quand elles reposent sur des théories fausses comme l’appel d’air ou l’impossible « maîtrise » des flux migratoires. La mobilité humaine est tout simplement insensible à la politique. Lui, le petit-fils d’immigrants polonais, devenu médecin et professeur des universités, il sait que c’est la diversité qui fait la richesse d’un pays. Infatigable, les jours de marché, il distribue des tracts pour expliquer le fonctionnement des Terrasses. « L’étonnement des gens est grand quand ils découvrent la réalité de la situation. Spontanément, ils veulent alors aider, d’une façon ou d’une autre. » À ma question sur les motivations de son engagement, il répond : « Je suis là parce que je suis vivant ! »
B’Chira et Louise : l’accueil inconditionnel
Dans leur bureau, B’chira et Louise sont les premières interlocutrices des exiléSPADA (Structure du Premier Accueil des Demandeurs d’Asile). B’chira et Louise leur montrent comment acheter un billet de bus, elles traduisent, expliquent, rassurent.
es après l’éventuelle prise en charge par les veilleurs de nuit. Elles orientent les personnes et leurs expliquent les démarches à effectuer. Les mineur es non accompagné es, surtout, requièrent une attention particulière parce que leurs droits fondamentaux sont trop souvent bafoués. Pour déposer une demande d’asile, les exilé es devrons reprendre la route, muni es d’un document à présenter à d’éventuels contrôles policiers, et se rendre à Nice ou Marseille, dans uneQui sont donc les exilé
es ? « Personne ne quitte son pays sur un coup de tête, juste pour son confort », expliquent les deux jeunes femmes. Prendre autant de risques, marcher pendant des mois en affrontant des violences de tous ordre, on le fait pour pouvoir vivre dignement et normalement. On s’exile avec un projet clair en tête, souvent avec un bagage professionnel, des compétences. Pourtant les parcours seront semés d’embuches, les délais de traitement des dossiers se comptant en mois, voire en années, ce qui plonge les gens dans la précarité et l’incertitude. Régulièrement les instances publiques appellent les Terrasses, à la recherche d’une place d’hébergement...En août 2023, Louise terminait sa thèse en géopolitique sur la militarisation de la frontière. Si elle s’engage aux Terrasses, c’est pour joindre la pratique à la théorie, mais aussi mue par un profond sentiment de solidarité : « J’habite Gap, je fais beaucoup de randonnée. J’avais de plus en plus l’impression que les gens venaient mourir dans mon jardin. » B’Chira, médiatrice culturelle polyglotte, a elle-même un parcours de migration. Sa ville d’origine, près de Bizerte en Tunisie, s’appelait anciennement « Ferryville », dit-elle en souriant. Engagée pour la défense de la démocratie dans les Printemps arabes, elle a dû quitter la Tunisie en 2015.
Isabelle : pour notre monde
Isabelle est la coordinatrice de Médecins du monde. Elle vient toutes les semaines aux Terrasses pour organiser l’agenda des bénévoles soignants, suivre les activités, évaluer les besoins en santé et échanger avec les acteurs des Terrasses pour construire collectivement un accueil digne des personnes en situation d’exil. En hiver, on déplore de nombreux cas de gelures et d’hypothermie. Poussés toujours plus haut dans la montagne en raison de la répression policière, les gens se perdent, se cachent de longues heures, voire des jours entiers, et se font surprendre par le froid. À leur arrivée au centre, il faut prévenir les risques de lésions et de gelures aux mains et aux pieds avec des bains de bétadine. Beaucoup se blessent lors d’une chute ou ont des plaies surinfectées en raison des longues marches. Au besoin, il faut organiser une prise en charge hospitalière. La Permanence d’Accès aux soins de l’hôpital de Briançon et Médecins du Monde au sein de Refuges Solidaires assurent une permanence médicale qui offre un précieux temps d’écoute et d’orientation pour la suite du parcours.
Les soignant
es participent aux maraudes solidaires, des excursions d’unités de secours mobiles assurées avec Tous migrants pour venir en aide aux personnes perdues dans la montagne du côté français. « Les interpellations en montagne par les forces de l’ordre mettent les gens en danger, explique-t-elle, car elles peuvent les contrôler par surprise, enclencher des courses poursuites alors qu’elles sont soumises à une obligation de sécurité et doivent faire preuve de discernement notamment dans ce contexte montagnard. » La politique du chiffre imposée aux policiers (l’injonction à réaliser le plus d’interpellations possibles pour nourrir les statistiques) exacerbe bien sûr le risque de mise en danger.Isabelle participe à côté des bénévoles aux observations au poste frontière. Ces observations permettent de documenter les pratiques et les violations de droits et d’alerter alors les autorités administratives et indépendantes concernées. Les containers derrière la poste de la PAF, vous les appellerez « local de mise à l’abri » ou « local de privation de liberté », c’est selon. Les traitements inhumains s’installent justement dans le vide d’un dispositif qui tolère le non-respect des droits fondamentaux, voire s’appuie sur lui. C’est la belle « énergie solidaire » qu’elle ressent ici qui la motive. Ce qu’elle aime, c’est mettre en place des projets et y réfléchir collectivement. Elle a besoin d’agir, de contribuer à la mise en œuvre d’un autre monde et d’interroger nos pratiques pour montrer qu’un autre modèle d’accueil est possible.
Sven : l’efficacité
On a du mal à imaginer Sven en costume-cravate. Pourtant le gestionnaire de l’association des Terrasses est un ancien jeune cadre dynamique. Un jour, il a compris qu’il avait besoin de s’engager humainement pour donner un vrai sens à sa vie. Il est parti en Amérique du Sud, a découvert le monde associatif dans l’humanitaire, puis à décidé de se professionnaliser dans ce domaine. Devenu logisticien de la solidarité internationale, il a multiplié les missions pour Médecins sans frontières, au Soudan, au Tchad, en RDC : « Une chance ! » dit-il.
Ici, il coordonne les différents groupes de travail et veille à l’horizontalité des prises de décisions. Le lieu se gère comme une entreprise. Une autre partie de son travail consiste en la recherche des fonds qui permettront de boucler le budget ; sa collègue Capucine est en charge de l’administration et de la communication. À l’extérieur, on entend Audrey, responsable de l’intendance, couper du bois. Dans les couloirs, des bénévoles et des habitant
es nettoient les sols et c’est pareil en cuisine : les personnes hébergées sont invitées à s’investir dans la vie collective en prenant soin des lieux.L’objectif est d’augmenter la capacité d’accueil des Terrasses (les étages supérieurs ne sont pas encore rénovés), mais surtout d’en faire un véritable lieu partagé, conformément au projet d’origine : héberger des projets de l’Économie Sociale, Solidaire et Écologique pour accueillir davantage les Briançonnaises et Briançonnais, louer des espaces de co-working, proposer des formations, des évènements culturels, construire et développer le « faire-ensemble ».
Sven est au clair sur ses motivations : « J’aime faire ce que je fais, c’est un plaisir. J’ai la chance de pouvoir le faire, de participer à ma manière, à ma hauteur, à offrir un petit plus à des personnes qui en ont besoin, tout en participant au grand tout. » Si les raisons de leur engagement sont différentes pour chaque personne impliquée dans le projet des Terrasses, elles se retrouvent sur des valeurs partagées.
Marjolaine : penser à demain
Marjolaine, par sa vivacité, vous emporte dans son raisonnement. Sa première langue a été l’Espéranto et elle a grandi dans une famille aux fortes valeurs humanistes. Formée à la gestion d’ONG environnementales et de projets solidaires, elle a sillonné le monde (Burkina, Ghana, Bénin, Asie du Sud-Est...) et compris que les enjeux de la solidarité étaient liés aux enjeux environnementaux. Il faut remonter à la cause : le pillage des ressources matérielles des pays pauvres explique l’exil des populations.
Il y a six ans, elle a lancé Eko ! La petite structure, financée essentiellement par des dons et des prix, propose de faire le lien entre l’accueil et l’engagement environnemental par la low-tech, notamment le développement de produits à partir du recyclage. Les ateliers sont ouverts à tous les publics : habitant
es de Briançon, personnes exilées, touristes. On y apprend à réparer les vélos, à coudre un ourlet, faire de la permaculture, à reconnaître les plantes sauvages, à fabriquer des cosmétiques, à transformer des bouteilles en plastique en fil... À Lampedusa, à partir de la mousse de gilets de sauvetage, les exilé es avaient même fabriqué des matelas... Un pied dans le plâtre, la jeune femme nous présente fièrement quelques-uns de ces objets : une powerbank pour les portables, faite à partir de batteries de récupération et un pot de miel. « De la rencontre de l’ingénieur e et de l’analphabète naît l’intelligence collective ! Nous en avons tant besoin ! »Dans le Briançonnais, Marjolaine a vu fondre les glaciers de son enfance. « La dissonance cognitive est évidente : nous avons pris conscience de l’urgence à agir, mais nous ne changeons pas nos modes de vie et nos habitudes de consommation », s’inquiète-t-elle. C’est exactement ici que les savoir-faire des exilé
es s’avèrent précieux. Plutôt que des assisté es, ce sont des personnes-ressources. « Alors, changeons les regards, dans les deux sens, par l’expérience de la rencontre. »Jean-Yves : l’humanité d’abord
Responsable de la trésorerie de l’association Refuges Solidaires, Jean-Yves parle chiffres quand il explique l’organisation de la structure. Sans la générosité des donatrices et donateurs, le centre fermerait ses portes. Que ce soient les importants financements du début, qui ont permis l’achat du bâtiment, les conventions de soutien des institutions, les parrainages, les petits dons privés, toutes ces aides permettent d’assurer la gestion quotidienne du lieu. Les dons permettent notamment de couvrir les salaires des employé
es (un poste qui représente la moitié du budget). Il faut aussi payer les loyers et les charges, autres postes importants.Un repas revient à 3,05 euros (hors petits-déjeuners et casses-croûte), un petit montant, mais à multiplier parfois par 500 par jour ! Ce coût peut être maintenu grâce aux entreprises du Briançonnais, notamment les boulangeries qui apportent leurs invendus, ce qui témoigne de leur conscience écologique et citoyenne. En fait, sans le soutien des Briançonnaises et Briançonnais et sans le bénévolat, il serait impossible de faire fonctionner le lieu. Car on ne peut pas accueillir n’importe comment : il faut veiller à l’hygiène, par exemple, ne pas réutiliser les couvertures pour éviter les risques sanitaires. Il faut nettoyer, il faut cuisiner. Tout cela est aujourd’hui effectué par des bénévoles, faute de pouvoir financer d’avantage d’emplois pérennes.
L’ancien ingénieur de l’industrie articule la coopération entre les Terrasses, le Secours catholique et la paroisse Sainte-Thérèse de Briançon. Celle-ci met à disposition des lits quand le refuge déborde. Comment en vient-on à se dévouer ainsi ? « Pour l’humanité qu’on porte en soi ! »
Loriene : penser large
Loriene consacre une partie de ses congés au bénévolat, car pendant l’année, elle n’a pas le temps de s’investir dans la vie associative de sa propre ville. En tant que responsable de la branche Économie Solidaire et Insertion d’Emmaüs, elle connaît la situation des personnes en exil : elles représentent 80 % des bénévoles de sa fondation. Ici, elle épaule l’équipe d’accueil, assure des missions invisibles, mais cruciales. Le soir, il faut conduire les gens en minibus à l’hébergement d’appoint de Sainte Thérèse, s’assurer qu’ils ont ce qu’il faut pour la nuit. Ensuite, il faut préparer les sandwichs des personnes qui partiront à l’aube. Lors des astreintes, il faut faire les enregistrements nocturnes, trouver des lits, assurer les repas...
Il faut aussi veiller à l’ordre, une tâche difficile quand tant de personnes qui ne se connaissent pas se retrouvent concentrées dans un espace restreint. Il faut user de patience, expliquer et expliquer encore. Le sureffectif provoque une pression psychologique énorme. Il manque ces moments de répit, où l’entre-humain pourrait se déployer sereinement. Alors Loriene passe dans les chambrées, invite à la parole : « Tous les jours, je discute avec les gens. J’admire leur résilience. Ce sont des magiciens ! Et ils contribuent à l’économie française, ils ont plein de compétences ». Alors pourquoi ne pas reconnaître que la diversité et la pluralité constituent une chance pour nous ? Qu’elles sont des valeurs précieuses ? « Le T-shirt que j’ai sur le dos, lui, voyage plus facilement que les êtres humains, lance-t-elle, l’irresponsabilité du discours sécuritaire me peine. » Loriene voudrait présenter au monde un autre visage de la France : « Je veux tout simplement souhaiter la bienvenue aux personnes qui viennent ici ! Ils y ont leur place ! »
Nina : une évidence
Par hasard, je croise Nina, qui descend du chalet où loge une partie des bénévoles, sur la colline derrière le bâtiment. Elle avait assisté à l’un de mes ateliers de cartographie à Marseille. La jeune femme a toujours été active dans des réseaux de solidarité. Médiatrice culturelle et professeure de FLE (Français Langues étrangères), elle a choisi de s’investir aux Terrasses où son père et sa sœur ont également fait du bénévolat. En juillet 2023, en vacances en Tunisie, elle avait assisté à une chasse aux migrants dans les rues de Sfax. Elle s’est alors dit qu’en France au moins, elle pourrait agir contre la xénophobie.
Sa mission de deux semaines, juste au moment du pic, quand le refuge a du prendre en charge plus de 300 personnes, a été intense. Il fallait accueillir, cuisiner, faire le ménage, conduire les gens à l’hôpital.... À ce moment, 30 exilé
es quittent les lieux chaque matin et Nina les aide à trouver quelqu’un e qui les conduira à Grenoble pour y prendre un bus. Les automobilistes acceptent facilement. Il est vrai que l’enthousiasme de la jeune femme est contagieux.Elle aime ce travail collectif avec des bénévoles qui viennent de la Terre entière. Des amitiés se nouent, les gens se retrouvent d’année en année. Celles et ceux qui ne trouvent plus d’appartement à louer en ville dorment au chalet ou bien font du camping. Quitter les Terrasses pour quelques heures permet aux bénévoles de s’extraire un peu de l’urgence et de souffler. Pourquoi fait-elle cela ? « Je crois que c’est par des rencontres qui m’ont impressionnée et aussi parce que j’ai grandi dans une maison ouverte. » Pour elle, le partage est une évidence.
Croire en l’humain
En juillet 2024, un incendie a ravagé une partie des locaux des Terrasses solidaires. Une opération de soutien a permis leur réfection partielle et le tiers-lieu a depuis rouvert. Cet incident montre combien les dispositifs d’accueil sont fragiles et ont besoin de l’engagement de toute la société. Ils sont un rempart contre l’horreur qui nous prend si nous abandonnons notre humanité. Le 3 septembre 2024, une embarcation, avec 65 personnes à bord, se disloquait au large du Cap Gris Nez (Pas de Calais). On repêcha 12 corps, ce qui porta à 37 le nombre de décès répertoriés de personnes tentant la traversée de la Manche pour rallier la Grande-Bretagne depuis le début de l’année. À la mi-septembre 2024, on comptait 46 victimes. Cette inhumanité a un prix. Et cela nous regarde.