Bamako, le 20 octobre 2023
Chère amie,
nous avons rencontré des amis pour dîner dans un restaurant dans le quartier du Golf au bord du fleuve Niger. Nous y revenons une ou deux fois lors de nos séjours depuis 2021. Du balcon qui donne sur l’aire aménagée côté ville, on peut encore voir la route brute qui passe devant l’hôtel-restaurant et le deuxième pont. Il a plu périodiquement et l’endroit est balayé par une brise agréable. L’eau stagne sur certains tronçons des voies non pavées. Même dans un véhicule tout-terrain, la dernière bretelle soumet le conducteur et les passagers à une trotte éreintante ; il faut foncer dans des marigots à profondeurs variables et manœuvrer adroitement pour garder l’équilibre. L’ami qui nous conduit me dit qu’il attend la fin de la saison des pluies pour changer la suspension de sa voiture. Il faut le faire pratiquement chaque année. Bamako est une ville dure pour les voitures... Les routes punissent la carrosserie et la poussière se charge de l’électronique abondante dans les derniers modèles.
Mais je ne veux pas donner l’impression de reprendre la lamentation des automobilistes, que l’on peut supposer déjà privilégiés dans l’ordre des choses. En fait, cette année est une exception, avec une voiture de réserve mise à notre disposition pour les courses lointaines. Sinon, nous sommes à pied et dépendons des taxis pour nos déplacements. Plus de deux décennies que nous voyons la ville se répandre à perte de vue et la circulation routière échapper à tout contrôle. Ce n’est pas mon intention de caricaturer un espace de vie humaine si vaste et complexe. Seulement, de l’avis de ses propres habitants, Bamako offre rarement un moment de répit, un sentiment de bien-être. Les années passent et le mal-vivre s’approfondit. Comment en est-on arrivé là ?
J’y étais venu la première fois pour mes études, en 1984. Selon les statistiques des Nations Unies, la zone urbaine comptait 582 000 habitants cette année-là. Elle en abritait 690 000 à la fin de mon cycle universitaire, en 1988. Puis, en 2000, 1 142 000, en 2020 2 618 000 et en 2023 pratiquement 3 millions d’habitants. Ce sont des chiffres conservateurs à maints égards. Aujourd’hui, les statistiques « populaires » font état de 4 millions d’âmes, plus ou moins. Est-ce un problème en soi ? Je ne le crois pas, et mon but n’est pas de faire de la démographie un problème intrinsèque.
Toute « masse a sa propre beauté », ai-je entendu dire un général britannique. En guerre, un pays énorme et peuplé dispose davantage de réserves que son adversaire plus étroit et moins doté en corps à habiller. La masse ne garantit pas la victoire, mais peut retarder la défaite, peut-être jusqu’à un moment de sursaut salvateur. En paix, la masse génère la densité qui fait des grandes villes des plateformes de créativité et d’échange, des moteurs d’innovation, des incubateurs du renouveau social, culturel, économique et politique. Raison pour laquelle, sans être un enfant des villes, j’ai appris à apprécier la qualité des centres urbains comme « accélérateurs de particules » pour la civilisation humaine. L’urbicide – la destruction ou mise à mort des villes – est devenue la spécialité des guerres contemporaines ; ce qui rend notre monde actuel particulièrement déprimant. C’est comme si après avoir passé des siècles et des millénaires à bâtir un édifice, pierre sur pierre, on le démolissait aveuglement d’un coup de pelleteuse ou d’une charge de dynamite.
Ceci étant dit, en temps normal, la ville est un corps vivant qui a besoin d’organes sains pour survivre et, avec un peu de chance, prospérer. Or, la capitale malienne qui, au début des années 2000, commençait à croître de plus de 5% par an, n’a jamais été viabilisée. Il y a quarante ans, elle donnait l’air d’une bourgade endormie. Les routes goudronnées se comptaient sur le bout des doigts. Depuis la tentative de transports publics organisés des années 1960, le secteur a éclaté en une flotte anarchique de bâchées et minibus desservant les grands axes. Les tentatives de réorganisation et de modernisation n’ont jamais abouti. L’addition de lignes de bus n’a pas augmenté la qualité de la mobilité urbaine. Le confort ne s’améliore pas nécessairement. D’ailleurs les compagnies de bus se sont avérées moins résilientes dans l’ensemble.
L’ère ATT (Amadou Toumani Touré, 2002-2012) aurait dû être couronnée de gloire pour le projet de tramway de Bamako. Mais l’affaire, lancée avec la ville de Strasbourg, finit en scandale à multiples rebondissements. Plus récemment, la ministre des Transports a annoncé la construction de deux lignes de tram par une société russe. L’annonce fait partie d’un paquet si dense – une nouvelle ligne de train, deux lignes de tram et quatre centrales nucléaires – qu’elle n’a nourri que sourires et blagues plus ou moins sympathiques. La magie du double n’étant pas passée inaperçue, beaucoup jouaient alors à deviner la nature des prochains « huit » objets (cadeaux ou offrandes) à venir. En tout cas, le mirage continue à narguer les Bamakois, vu les images de rames futuristes qui avaient envahi leurs écrans de téléphones via WhatsApp.
Le calme est revenu, comme par une « attaque soudaine de lucidité ». Pour le moment, les transports urbains, faute de mieux, sont un spectacle à contempler à partir de 7:00 ou 17:00 heures, de préférence à l’entrée d’un des deux ponts et demi qui relient les deux rives du fleuve Niger. La distance entre les grands ponts est énorme. Le vieux petit pont du temps colonial relie le marché central à l’aéroport. Pour qu’il soit même passablement utile, on en a fait une voie à sens unique de la rive droite (nouvelle ville) à la rive gauche (centre-ville) le matin et dans le sens inverse le soir. Plusieurs voies centrales comme la route de Koulikoro sont gérées de la même manière. Dès le départ, elles ont été construites à l’étroit, sans la moindre marge d’agrandissement, et même les quelques centimètres restants sont occupés illégalement par vendeurs, réparateurs et engins garés à tort et à travers.
Car, Bamako est la capitale du vol de terre. Toute parcelle du domaine public est menacée d’être grignotée au vu et au su de tout le monde. Le campus universitaire de Badalabougou est cerné de tous les côtés par des édifices qu’on dit construits en empiétant sur la propriété publique. Cette pratique a fait que la ville est devenue une succession de bâtisses, en partie une masse de chantiers à l’arrêt, de ruines laides, abandonnées ou squattées par des déplacés intérieurs ; de terrains vagues qui, au mieux, servent de lopins potagers à des indigents du coin… On voit de tout, sauf quelques mètres carrés qui seraient dûment réservés à un parc ou un espace partagé. Peut-on vraiment imaginer un cadastre urbain sans le moindre espace vert ?
Ce qui nous ramène à notre paisible balcon surplombant une petite forêt de bambous élancés. Deux amis nous y rejoignent, la causerie tourne un long moment autour de la zone que l’un a connue dans sa jeunesse. Jadis, une zone inondée, une forêt dense de manguiers altiers à perte de vue, une brousse « animée », parfois effrayante pour un enfant – il n’y a pas si longtemps. Voilà, un écosystème vivant, une biosphère complexe qui a été découpée, vendue, drainée, remblayée et construite à fleur d’eau. Comme l’hôtel, les maisons sont majestueuses, mais ont l’air de containers luxueux posés au milieu d’un marécage. Notre ami qui a pêché, chassé, conduit de petits animaux dans cette brousse d’alors, connaît la plupart des propriétaires de ces nouvelles demeures souvent inhabitées, qui coupent le Golf du front fluvial, privent la nature et la communauté d’un espace de récupération idéal. Le fantasme entrepreneurial des nantis maliens consiste à ériger des châteaux pour les faire louer par des ONG ou des missions étrangères. Ce genre d’investissement engloutit des milliards de francs CFA par an, surtout des nationaux vivant en Occident. Une modeste portion de ces sommes aurait pu faire du Mali un pays moyennement industrialisé, à même de fournir sa sous-région en produits de consommation.
À notre sortie, je fais davantage attention aux alentours. La brise fraîche qui nous accueille est le propre de ce microclimat vital, maintenant privatisé et mis hors d’usage commun. Je ne t’ai pas dit que nous avions fait une demi-heure de route hier pour passer deux heures dans le Parc national, un poumon artificiel, un rare îlot d’air respirable dans cette ville. Un guichet de fraîcheur et de quiétude passagères. Et pourtant me redit mon ami, Bamako est une belle ville. Elle pourrait même être très belle, si on pouvait rejoindre l’autre rive à pied, à vélo ou en bateau et non en se retrouvant coincé au milieu de quatre colonnes de voitures, cernées de cinq rangées de motos, sur un pont à double voie aller-retour.